En attendant Beckett
2 février 2025 à 11:00:00

Au Théâtre Ziliboka, à Bilbao, samedi 18 novembre 2006.
En cette année du centenaire de la naissance de Samuel Beckett, plusieurs événements ont célébré la mémoire et l’œuvre du romancier et dramaturge irlandais de langue française, mais aucun, sans doute, n’a honoré son souvenir aussi fidèlement que le théâtre Ziliboka de Bilbao. A la faveur de la pièce « En attendant Beckett » (titre inscrit en français en hommage au choix linguistique de Beckett), nous sommes heureux de saluer la naissance d’un théâtre biscayen enfin ambitieux et inventif.
C’est le titre de ce spectacle qui attira naturellement notre attention. Au milieu des pièces en euskara, au titre incompréhensible à un non bascophone, cette pièce se signalait avec force. Nous décidâmes d’aller y voir de plus près et nous ne fûmes pas déçus, tant s’en faut.
Avant de parler de la pièce, il faut dire un mot du théatre Ziliboka. Le bâtiment n’est pas aussi ancien ni aussi imposant que le théâtre Arriaga (qui tient son nom du compositeur biscayen Juan Crisostomo de Arriaga), mais il offre au regard un je-ne-sais-quoi d’inquiétant et de troublant. Je découvris en arrivant que le théâtre tenait son nom de Patxi Ziliboka, un comédien, mort pendant la guerre civile, qui avait été un grand ami de Pio Baroja et Federico Garcia Lorca. La salle où avait lieu le spectacle a une disposition étonnante : elle est modelée sur les théâtres antiques dont les gradins sont disposés en arc de cercle, incluant, en son centre, une partie de la scène. J’ignore si d’autres théâtres présentent la même configuration.
Le public fut admis à l’heure pile à prendre place. Un noir presque complet accueillait les spectateurs qui étaient guidés par des ouvreuses très efficaces (quoique revêches). Le brouhaha né des questions techniques d’installation durait encore lorsque, tout à coup, la lumière se fit.
Au milieu de l’arc de cercle de la scène (c'est-à-dire sur milieu du diamètre du cercle imaginaire), se trouvait une table simple derrière laquelle une chaise avait été placée. Derrière la chaise, se tenait un homme (« joué » par Ertzo Handia). Il était vêtu simplement : complet noir, chemise blanche, fine cravate noir et – nous l’aperçûmes lorsqu’il le plaça sur sa tête – un chapeau melon qu’il tenait à une main, appuyée derrière son dos.
Le temps que le brouhaha s’évanouît, l’homme resta silencieux. Petit à petit, les conversations cessèrent, les bruits de papier, de sièges, de manteaux posés, disparurent. Enfin, après quelques minutes, le silence fut là, presque complet.
Au moment précis où ce silence se fit, l’homme mis son chapeau sur la tête et quitta la scène, lentement, sans regarder le public. Il resta hors de vue pendant plusieurs minutes, si bien qu’eu bout d’un moment, le brouhaha reprit, sous forme de murmure d’abord, puis de rumeur interrogative et enfin de conversations où dominait l’incompréhension.
Ce brouhaha ne dura pas. Soudain, un puissant coup fut frappé, vraisemblablement par une canne contre le sol. Le coup fut suivit d’une série rageuse et rapide, elle-même suivie de sept coups (je les ai compté, surpris que le nombre dépassât les trois traditionnels sur les scènes françaises). J’attribuais à une tradition espagnole, ou basque, ou biscayenne le nombre de coups. Après consultations de personnes compétentes, il m’est possible d’affirmer que le nombre de coups ne correspondait à aucune tradition locale.
Suite aux sept coups, l’homme reparut en scène, toujours sous son chapeau, tenant à la main une canne. Il marcha jusqu’à la table, prit place sur la chaise, posa sa canne sur la table et avança la chaise. Puis, il plaça ses coudes, ses avant-bras et ses mains jointes sur la table. Il resta sans bouger pendant de longues minutes. Nous attendions que quelque chose se passe. Je sentais que les gens s’impatientaient : ils bougeaient, chuchotaient des choses (en basque ou en espagnol), certains, je le voyais, commençaient à jouer avec leur téléphone.
Au moment où l’attention sur lui avait considérablement baissé, où le public, interdit, s’entre-dévisageait, l’homme ôta son chapeau et le posa sur la table. Il recula la chaise, ce qui produisit un bruit très désagréable et commença à se balancer, toujours sans rien dire. Ses mouvements soudains avaient rétabli un certain calme, mais on continuait de s’interroger, de plus en plus fort, sur le sens de tout cela.
J’entendais ma voisine répéter inlassablement « Zer da ? Nor da ? » (Qu’est-ce que c’est ? qui est-ce ?) à l’endroit de celui qui pouvait passer pour son mari (pauvre homme !) et qui lui répondait, d’un calme olympien : « Ez dakit. Ez dakit » (Je ne sais pas. Je ne sais pas). Je suis certain qu’elle n’était pas la seule à se poser ces questions et à fatiguer ses voisins avec elles. Si j’en juge par les « Ixo ! » (Chut !) qui répondaient ici et là aux questions, l’incompréhension et l’agacement se disputaient l’assemblée.
Près de vingt minutes avaient passé et l’homme n’avait pas dit un seul mot. Nous crûmes tous que le premier mot était arrivé lorsqu’il se racla la gorge bruyamment, se leva et s’avança vers nous. Mais, au lieu de nous adresser des paroles, il mit un genou à terre et noua les lacets de son soulier gauche, avant de marcher en long et en large. Il arpenta ainsi l’espace (assez vaste) de la scène pendant un certain temps. Ses pas résonnaient comme le tic-tac de la trotteuse d’une montre. Au bout d’un moment, il saisit, en passant devant la table, sa canne et souligna la cadence de ses pas avec elle. Le brouhaha continuait, mais, je ne sais par quel miracle, la salle se mit soudain à claquer des mains au rythme de ses pas.
Quelqu’un commença à chanter et la salle le suivit. Une partie au moins, l’autre criant de plus en plus fort « Ixo ! IXO ! » (Prononcer : « icho »). L’homme marchait en faisant de plus en plus de bruit avec ses chaussures et sa canne et les gens claquaient de plus en plus fort dans leurs mains. On criait et on chantait. Ne connaissant pas le chant, je pris le parti de crier, puisqu’il fallait prendre un parti.
Le bruit de la salle était assourdissant.
Tout à coup, cependant, l’homme donna un grand coup de canne sur la table. La cannne se brisa en deux. Il reprit place sur la chaise et s’immobilisa. Le silence se fit très vite et dura quelques minutes. De nouveau, le brouhaha s’éleva, les questions reprirent « Bainan, nor da eta zer da ? » (Mais qui est-ce et qu’est-ce que c’est ?), les « Ixo » leur répondaient à nouveau.
Quelques personnes quittèrent la salle, visiblement outrés, à en juger par le teint écarlate de leur visage. En quittant la salle, ils dérangeaient la rangée entière qui regimbait et se plaignait ; les déserteurs répondaient et des disputes éclataient au beau milieu du public. Les ouvreuses surgirent alors et, avec une maîtrise admirable, parvinrent à faire sortir les déserteurs et à calmer les mécontents. Au milieu d’un groupe où le ton était monté trop haut, l’une d’elles poussa un terrible irrizina (cri aigu qui monte en ton et en volume sonore) qui réduisit tout le monde au silence. Ces épisodes prirent fin après une dizaine de minutes.
Pendant la demi-heure qui suivit, il ne se passa rien, ni sur la scène ni dans le public.
L’homme était assis, ne bougeant pas, ne parlant pas, ne nous regardant même pas. Il jetait bien un œil à sa montre, de temps en temps, mais il ne faisait rien d’autre. A en juger par l’expression de son visage, il est possible d’affirmer qu’il s’ennuyait profondément, presque autant que nous.
C’est à ce moment du spectacle que je sortis mon exemplaire de Fin de partie et me plongeait dedans, grâce à la lumière de la veilleuse placée derrière moi. Le silence me garantissait que rien ne se passait. Au bout d’une cinquantaine de pages, je levais les yeux : beaucoup de gens m’avaient imité et étaient plongés dans un livre, de Beckett ou d’un autre. Un œil jeté sur la scène me révéla que l’homme aussi y lisait un livre, sans doute sorti de sa poche.
Convaincu que rien ne se passait, je me replongeais dans mon livre que je finis d’un trait. Lorsque je relevais les yeux, l’homme avait quitté la scène et la moitié du public aussi. Je décidais de quitter le théâtre, sans trop savoir si le spectacle était terminé.
Je m’enquis auprès d’une ouvreuse de l’heure de la fin du spectacle et elle me répondit : « Ez dakit », d’un air qui signifiait que la réponse, sans doute n’existait pas. Rentré à mon hôtel, je ne pus penser à rien, ni rien lire qui ne fut immédiatement remplacé par les images que j’avais recueillies, à mon insu, dans ce théâtre.
Pendant plus de trois heures, je venais d’attendre Beckett qui n’était pas venu, pas en chair et en os, mais son esprit, l’atmosphère de son théâtre et de ses romans, le vide et le silence de l’espace qu’il met si souvent en scène, l’indifférence des hommes les uns pour les autres, les questions sans réponse, tout cela était bel et bien venu. Tout cela était venu à Bilbao, au théâtre Ziliboka, le soir du 18 novembre 2006, pour une unique représentation, une unique représentation qui fit plus honneur à l’esprit de l’œuvre de Samuel Beckett que tous les ronds de jambe, le blabla et les représentations hagiographiques des thuriféraires parisiens officiels.
Samuel Beckett vient à qui sait l’attendre.