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Tworki de Marek Bieńczyk

25 mai 2025 à 10:00:00

Tworki de Marek Bieńczyk

C’est une petite fille, une ravissante petite fille. Elle doit avoir dix ans, elle est blonde et porte une robe bleue – avec par dessus un tablier blanc, si l’on en croit les illustrations les plus fameuses. Elle chemine dans un monde étrange, plein de dangers pour rire et de mystères absurdes. À l’instant, elle portait avec elle un bébé à travers la forêt, mais celui-ci s’est peu à peu transformé en cochon, et elle a trouvé plus sage de le laisser partir. Elle aperçoit maintenant un chat sur la branche d’un arbre, un chat qui parle et qui sourit, en exhibant de très grandes dents. Lui aussi est étrange, mais il est aimable et la renseigne sur le voisinage : par ici vit un chapelier, par là vit un lièvre. Et tous deux sont fous, naturellement.

« Mais je n’ai nulle envie d’aller chez les fous », fit remarquer Alice.

« Oh ! vous ne sauriez faire autrement, dit le chat : ici, tout le monde est fou. Je suis fou, vous êtes folle. »

 « Comment savez-vous que je suis folle ? » demanda Alice.

 « Il faut croire, répondit le chat, que vous l’êtes ; sinon vous ne seriez pas venue ici. »

 

*

 

C’est une jeune femme qui marche à présent. Elle est très belle, elle va avoir vingt ans. Nous sommes en Pologne, à quelques kilomètres de Varsovie, dans un asile psychiatrique qui s’appelle Tworki. À peine Jurek l’aperçoit-elle qu’il en tombe amoureux. C’est la guerre, et la Pologne qui non non n’a pas encore péri est occupée par l’armée allemande. Dans ce monde de folie, d’horreur et de massacre, l’asile de Tworki est un refuge, très concrètement un refuge puisqu’on y peut manger un peu moins mal qu’ailleurs. Un paradis précaire pour quelques jeunes gens, quelques Juifs notamment aux papiers d’identité truqués, un endroit où l’on peut s’amuser encore, tomber amoureux, jouer au football, composer des poèmes. Fous dehors, fous dedans, tout le monde ici aussi a sa part de folie, mais la petite Alice pouvait opposer son sens logique aux créatures du pays des merveilles, et se réveiller si les choses tournaient mal. Pas Sonia ni ses amis : le monde préservé de Tworki est forcément un leurre, et à mesure que l’intrigue se déroule la présence du monde extérieur – la violence, les rafles, les déportations, les attentats, la lutte – se fait plus pressante, plus insinuante, inévitable. Face à des chats autrement plus grimaçants que celui du Cheshire, la protestation de Sonia sera muette, incompréhensible, folle même aux yeux de ses amis et collègues qui tentent de la sauver : elle se livrera d’elle-même à la Gestapo. On la retrouvera pendue à la branche d’un arbre. C’est qu’ici aussi, tout le monde est fou, voyez-vous.

 

*

 

Le lecteur de Tworki, le superbe roman de Marek Bieńczyk (sorti en 1999 en Pologne, en 2006 en France, chez Denoël), pleure en refermant le livre. Il pleure pour Sonia, de même (c’est en tout cas ce qui m’est arrivé) qu’il pleure en lisant la dernière lettre de Marcel, en assistant à la mort d’Olek le résistant. Il connaît ce « plaisir tragique » dont parle Hannah Arendt lorsqu’elle évoque Parabole de William Faulkner, et les larmes du lecteur à la fin du livre, « ce bouleversement qui rend capable d’accepter le fait que quelque chose comme cette guerre ait pu un jour se produire ». Il ressent, sans réflexion poussée, sans effort de conceptualisation que oui, décidément, la philosophe a bien raison lorsqu’elle écrit qu’« aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, quelque profonds qu’ils soient, ne se peuvent comparer en intensité et en plénitude de sens avec une histoire bien racontée ». Car l’intensité et la plénitude sont bien là.


Marek Bieńczyk
Marek Bieńczyk

La chose est peut-être d’autant plus frappante que l’histoire de Tworki se déroule en Pologne, pendant la seconde Guerre mondiale, et évoque la destruction des Juifs d’Europe. Avouons tout de suite quelque chose de peu avouable : la lassitude, l’ennui et même la gêne que provoque la plupart des récits de l’Holocauste. Pour un Primo Levi, combien de romans et de films maladroits, artificiels, ennemis de l’art comme de toute vérité humaine ? Imre Kertesz s’en prenait il y a quelques années au phénomène, allant jusqu’à déclarer : « un conformisme de l’Holocauste s’est formé, de même qu’un sentimentalisme, un canon de l’Holocauste, un système de tabous et son langage rituel, des produits de l’Holocauste pour la consommation de l’Holocauste. »

C’est certes dire les choses brutalement. C’est exprimer en tout cas le dégoût que peut provoquer un certain kitsch qui s’est formé autour de l’Holocauste, un kitsch qui en même temps qu’il ment sur la mémoire des massacres interdit toute critique par un chantage moral aux victimes – victimes qu’il insulte pourtant par sa forme même.

Mais je ne rappelle cela que pour expliquer la profonde émotion qui m’a saisi à la lecture de Tworki, tout ce fond de médiocrité dont se détache une œuvre qui prend le sujet le plus difficile qui soit, et qui se refuse à la fantasmatique pseudo-sadienne autour des bourreaux comme au chromo néo-sulpicien autour des victimes. Car Tworki n’est ni Les Bienveillantes ni La Vie est belle, pour prendre deux contre-exemples particulièrement caricaturaux. Cela étant dit, on est encore pour le moment resté à la surface des choses : pour comprendre une œuvre, il faut pénétrer plus avant dans son mystère et, en ce qui me concerne, interroger cette si forte émotion qu’il faut bien que je m’explique.

 

*

 

L’histoire de Tworki a quelque chose à voir avec le thème traditionnel de l’éducation sentimentale. Jurek a vingt ans, et la belle naïveté d’un temps où les rapports amoureux témoignaient d’une délicatesse qui m’enchante à chaque fois que j’en lis le récit. Il est plongé avec ses amis dans le « tourbillon de l’histoire », qui donne sa coloration à tout ce qu’il vit, mais non sa signification profonde : toute l’habileté de Marek Bieńczyk tient à sa manière de faire sentir la folie du monde extérieur, mais aussi ce qu’a de véritablement idyllique le cadre de Tworki. Non pas une idylle illusoire, puisqu’on y est réellement amoureux : simplement précaire, terriblement précaire, et tragiquement périssable. À ce propos : comme beaucoup d’autres, j’ai été marqué par l’opposition (un peu injuste) que dresse Kundera entre Orwell et Kafka, entre 1984 et Le Procès. Kundera reproche notamment au premier ouvrage de manquer de ce qui fait le charme du second, et qu’il nomme des « fenêtres ». Ces fenêtres jalonnent l’itinéraire absurde et cruel de K. comme autant d’aperçus sur un monde paisiblement quotidien, à la banalité toute poétique. « Il ne peut pas se sauver par ces fenêtres ; elles s’entrouvrent et se referment aussitôt ; mais il peut au moins voir, l’espace d’un éclair, la poésie du monde qui est dehors, la poésie qui, en dépit de tout, existe comme une possibilité toujours présente et qui envoie dans sa vie d’homme traqué un petit reflet argenté. »

Dans Tworki, les fenêtres donnent sur l’horreur (un contrôle d’identité, évoqué en deux lignes, le marché noir, les disparitions), et c’est l’espace clos de l’asile qui est celui de la poésie du quotidien. Poésie pleine de charme, qui s’intéresse aux hanches des femmes, et à leurs mollets aussi lorsqu’on les aperçoit, au détail incongru d’un tableau figurant un pingouin dans la chambre de Jurek et Marcel, au plaisir de manger un gâteau, de finir un pot de compote, ou même simplement de trouver une soupe un peu moins claire que d’habitude, en ces temps de restriction. Il y a aussi tout le plaisir de cette bizarrerie qu’est l’imaginaire américain des personnages, de Sonia notamment qui y trouve son type érotique (le grand type élancé, sportif, plutôt le footballeur Olek que son ami Jurek pour tout dire, ce binoclard joufflu physiquement moins avantagé), et qui n’est une bizarrerie pour moi que parce qu’elle est polonaise (alors que cet imaginaire américain, chez des Français, m’est devenu parfaitement « naturel », et donc invisible). Comme lorsque l’on regarde la télévision à l’étranger et que passe un feuilleton que l’on suit d’habitude en français, quand tout d’un coup les gars du FBI parlent en italien ou en allemand…

 

*

 

Quand j’ai commencé ma lecture de Tworki, je dois avouer que j’ai pensé à un autre livre que j’aime beaucoup, un roman sorti en 1962 qui raconte les aventures sentimentales de jeunes Juifs dans les années qui précédèrent la seconde Guerre mondiale : Le Jardin des Finzi-Contini de Giorgio Bassani. Là aussi l’auteur refuse la simplification, la réduction de la vie au seul pathos, pour montrer un espace clos, un peu idyllique (le domaine d’une riche famille bourgeoise, dans une ville de province, avec son cours de tennis et son vaste jardin au pied des murailles), où la marche vers la mort inévitable (puisqu’il s’agit à chaque fois de raconter dans le temps de l’après, en toute connaissance tragique) n’occulte ni les bonheurs ni les déceptions amoureuses, rien de ce qui fit le quotidien d’alors. J’ai aussi pensé à Gombrowicz, sans doute à cause de ma paresse de pensée (deux auteurs polonais, pour moi qui en connais si peu), mais aussi pour cette allant dans l’écriture, ce départ sur les chapeaux de roue quand il s’agit de courir pour ne pas manquer un tram et que d’un coup on se retrouve dans un autre univers, un peu comme dans l’ouverture si emballante de La Pornographie (1960) : on discute tranquillement (euh, on est quand même en 1943) et hop hop hop on se retrouve bien loin de Varsovie, à échafauder des intrigues érotiques compliquées.

Alors Tworki, ça serait Le Jardin des Finzi-Contini récrit par Gombrowicz ? Avec, bien sûr, cet humour si curieux, et donc Kafka, ou Polanski, ou Forman – toute la ribambelle d’artistes que j’associe un peu hâtivement dans mon esprit à l’humour centre-européen. Non, ça n’est pas cela. Ça n’est pas cela qui compte le plus, pas cela qui m’a ému enchanté impressionné dans ma lecture de Tworki. Non, pour m’expliquer, il me faut encore revenir à l’horreur, à la Shoah, et à la manière dont Bieńczyk en a traité, en artiste.

 

*

 

Dans le très court chapitre 13 (deux pages et demi), Anna et Marcel (qui s’appelle en fait Jerzy), un couple de jeunes juifs qui vivent dans la clandestinité, se retrouvent. Ils dialoguent sur l’air d’une pastorale polonaise, mangent des gâteaux en buvant du thé, partent se promener. Anna a entendu parlé d’un hôtel, l’hôtel Polski, où les Juifs peuvent payer pour leur vie, être emmenés secrètement en Suisse, y être libres. C’est un de ces nombreux traquenards que les Nazis ont tendu à leurs victimes, pour les voler plus complètement avant de les exterminer (il y eut, en Italie, l’histoire de l’or du ghetto de Rome). Marcel sent bien qu’il y a là un piège, mais accepte de s’y rendre, pour suivre Anna, la femme qu’il aime. Et le récit précise qu’ils mangèrent encore, ce jour-là, des petits sandwiches, et qu’au parc Marcel fit des ricochets sur l’étang avec des cailloux plats qu’Anna lui ramassait.

Je crois n’avoir jamais été frappé comme je l’ai été en lisant ce chapitre. Pour une fois, je ne voyais pas à travers les lignes la mauvaise scène du mauvais film que de mauvais acteurs auraient joué pour me raconter la Shoah. Pour la première fois, l’évidence de l’horreur m’a saisi. Et je pense que si je fus saisi à ce point, c’est parce que ceux qui se dirigeaient ainsi vers la mort, j’avais pu les voir vivre en de menues intrigues sentimentales si charmantes, aux côtés de Sonia, de Olek, de Jurek et des autres. Jurek surtout, maladroit et en même temps pas si maladroit pour séduire. Il existe justement, en français, une prose qui dit cet âge mieux que toute autre, et qui commence ainsi : « J’aimais éperdument la comtesse de … ; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta. J’étais ingénu, je la regrettai ; j’avais vingt ans, elle me pardonna : et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes. »

C’était il y a bien longtemps certes, avant les révolutions et les guerres de masse, au temps de la douceur de vivre chère à Talleyrand. Pourtant, curieusement, c’est un peu de cette douceur encore qui filtre pour moi dans Tworki. Une paradoxale douceur tragique, environnée d’horreur et de folie, très littéralement sans lendemain. Mais que cette simple douceur ait pu encore exister, en Pologne, en 1944, voilà qui nous émeut comme jamais, telle une lumière vacillante dans la nuit. Une lumière dont l’éclat brille d’autant plus vivement que les ténèbres l’entourent, et que celles-ci ne l’ont pas empêchée.

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Olivier Maillart
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