top of page

Maurice G. Dantec

25 mai 2025 à 10:00:00

Maurice G. Dantec

Dieu est-il un bon écrivain ?

Notre époque a le goût des listes. Régulièrement les débats, affaires, cas et autres rencontres de café philo sont autant d’occasions d’en dresser de nouvelles, ou plutôt de ressortir celles de la veille. Un rapide survol des polémiques françaises de ces dernières années permet de voir reparaître les mêmes personnes incriminées, sous des appellations qui n’ont pas, elles non plus, le mérite de changer souvent : «  nouveaux réactionnaires »  sous les plumes de Guy Scarpetta (Art press, 1999), Maurice T. Maschino (Le Monde diplomatique, 2002), ou Daniel Lindenberg (qui réussit même à en faire tout un livre en 2002), mais aussi, selon certaines variantes, « réacs de gauche » (appellation qui vise sans doute un équilibre tout en nuance), voire « penseurs iconoclastes » dans Le Point. C’est alors la presse de droite qui réplique, et qui reprend peu ou prou les mêmes têtes pour en faire l’éloge et non plus le blâme. Le plus curieux est qu’à aucun moment n’est interrogée la légitimité du phénomène que constitue en soi la liste, et qu’indifféremment, selon les besoins du « débat », on rembarque tout ce petit monde vers le poste le plus proche, histoire de prouver au reste de la planète qu’en France les veilleurs veillent, que les vigilants vigilent et que les iconoclastes iconoclent.

Parmi tous ces réacoclastes, on trouve – comme il se doit – de tout : des philosophes (Alain Badiou, Alain Finkielkraut), des sociologues (Marcel Gauchet), des historiens (Pierre-André Taguieff), mais également des romanciers. Trois principalement ont le plaisir de se retrouver régulièrement voisins de colonnes de journaux : Michel Houellebecq, Philippe Muray, et Maurice G. Dantec.

Comme j’avais lu et apprécié les ouvrages des deux premiers, la curiosité m’a pris (et peut-être une trop grande confiance accordée aux listeurs en série de la presse française) de découvrir le troisième. Je me suis donc procuré son dernier roman, Cosmos incorporated, paru à l’automne 2005. Et j’ai pu vérifier que le premier souci des chasseurs de réacs n’étaient pas celui de la littérature : difficile en effet d’imaginer roman plus éloigné des Particules élémentaires (1998) ou de On ferme (1997).

 

Commençons par l’histoire. Elle se passe dans un futur proche, vers le milieu du XXIème siècle. Un tueur russe plutôt balaise (et à moitié robot) arrive dans une ville nord américaine pour y commettre un assassinat. Il se balade, commande des sushis dans sa chambre d’hôtel. Il ne se passe pas grand-chose. Tout d’un coup, rupture dans la ligne narrative, on remonte dans le temps un peu comme dans les films de David Lynch, on est thermo-propulsé en Chine : en fait le tueur est un personnage inventé, écrit par une jolie fille qui s’appelle Vivian McNellis. C’est un ange qui veut retourner, grâce à son aide, vers les étoiles. Ils vont tomber amoureux parce que, comme chacun sait, c’est l’amor che move il sole e l’altre stelle.

Ceci dit, on revient bien vite à l’hôtel. Les personnages y restent la plupart du temps ; comme ça pourrait paraître un peu embêtant, l’auteur rappelle que c’est tout l’univers humain qui se trouve dans cet hôtel, et que c’est donc très riche d’enseignement pour nous. On ne demande qu’à le croire, mais ça reste ennuyeux. À la fin ça s’agite un peu, le russo-truc se fait tuer bêtement, mais il aura eu le temps de prendre un certain nombre de douches, d’utiliser ses ongles très coupants et de sauver pas mal de monde, dont son âme (puisqu’il se fait baptiser) et l’ange-jolie-blonde.

Tout cela est raconté dans un curieux mélange de naïveté (il semblerait que Dantec soit un converti de fraîche date ; quand les personnages sont baptisés, ils pleurent avec beaucoup de sincérité) et de discours pontifiants, qui représente correctement, j’imagine, ce qu’absorbe un étudiant en première année d’études théologiques. Ca fuse entre les vaisseaux spaciaux : Sainte Thérèse, Saint Thomas et Denys l’Aréopagite sont de la partie, souvent cités avec un certain manque de souplesse au cours des conversations entre les personnages, ce qui donne des dialogues comme « il faut détruire la méga-machine à turbo-laser » / « en effet, d’ailleurs Saint Augustin n’a-t-il pas écrit dans La Cité de Dieu… », etc.

 

L’ensemble tend au rejet d’une Technique évidemment aliénante, version heideggero-andersienne, et il est difficile de contredire l’auteur sur le sujet. Signalons tout de même le paradoxe qui veut que cette posture soit énoncée dans une poésie scientiste de bazar, Dantec ne cessant de forger des mots pas bien jolis pour montrer qu’il est un écrivain visionnaire et que son histoire se déroule bien dans le futur. Entre autre locutions pas très chantantes, on peut citer des expressions comme « analyseurs spectrométriques » ou « mégaréseau Neuronet », ainsi qu’un usage particulièrement éprouvant du préfixe méta-, décliné sous toutes les sauces, de « métamorphique » à « métanational » en passant par « métastructure », « métaorganique », et peut-être même « métafourchette ».

Ceci dit, l’avenir que Dantec imagine est plausible (encore que, comme le savait Claudel, le pire n’est pas toujours sûr) : un totalitarisme soft qui voisine avec une Europe soumise à l’islam radical, le triomphe de la pornographie la plus aliénante, la tolérance de façade pour qui reste dans le rang, le tout allié à un esclavagisme économique particulièrement brutal. Mais on ne peut pas dire qu’on apprenne là quelque chose qui ne s’étalerait déjà, tous les jours, au vu et su de tous. C’est d’ailleurs, soit dit en passant, un problème fréquent chez les auteurs de science-fiction qui veut que le folklore technique ne serve qu’à masquer l’absence de trouvailles importantes sur le monde et sur l’homme. Que nous apprend Dantec en effet (même si, une fois encore, cela peut sembler juste) que l’on ne puisse lire sous la plume d’un éditorialiste conservateur un peu provocateur ?

 

L’essentiel du projet de Dantec semble cependant se trouver ailleurs. Par un habile effet de construction, l’auteur associe la création divine et la création littéraire : Dieu a créé le monde par son Verbe, puis des créatures ont écrit à leur tour, il y a le Verbe et l’Être, l’Être et le Verbe, etc. Le malheur, c’est que malgré tous ses efforts de créature céleste, la jeune femme qu’on veut bien croire jolie n’accouche que d’une souris ; elle n’arrive pas à mieux qu’un tueur russo-mécanique bardé de techno-gadgets perfectionnés. Beaucoup d’efforts neurobiologiques pour inventer un petit personnage de série B en somme, plongé dans l’univers bâclé et déjà vu cent fois d’un roman de gare (enfin, de techno-gare cyber-trans-spatiale, on est prêt à l’accorder par bonne volonté). De la part de quelqu’un qui se dit branchée sur la « narration divine », c’est un peu décevant. Après tout, quand on s’acoquine à Dieu en matière d’imagination et d’écriture, il vaut mieux pouvoir assurer derrière. Et malheureusement, si Jean peut la ramener avec son Apocalypse, si Dante peut crâner avec la Commedia et Claudel faire le malin avec Le Soulier de Satin, Dantec a quant à lui écrit Cosmos incorporated. De fait, si on peut attester qu’un chef d’œuvre romanesque de la Dive Bouteille a bien été écrit, on attend encore celui de la Très Sainte Narration.

Il faut dire que Dantec aurait dû se méfier : le seul livre dont on sache avec certitude que Dieu en est l’auteur, c’est le Coran. Et ça n’est quand même pas fameux. Chaque fois que le niveau est un peu monté, c’est qu’Il avait accepté d’écrire à quatre mains avec des hommes. Singulièrement des Juifs et des Chrétiens, si ça peut consoler de Dantec.

Pour ce qui est de Cosmos incorporated, que le héros soit l’homme-venu-tuer-le-maire ou le contre-homme-venu-du-camp, on reste quand même sur des rails, ceux qui mènent tout droit au roman de gare. Ce qui d’ailleurs ne serait nullement un problème, si l’auteur savait donner au lecteur le plaisir propre à ce genre de littérature. Seulement voilà, il est tout à fait possible de rater un roman de gare. En visant à la fois le roman de la Révélation et le thriller de science-fiction, Dantec rate les deux cibles. Sa Vivian McNellis dit avoir créé une vie libre, non entravée par l’odieux monde politiquement correct dans lequel tous évoluent. Pourtant jamais cette vie ne s’évade de l’univers le plus balisé qui soit, celui de la littérature de genre, celle-là même qui fonctionne par la répétition du code. La tentative d’échappée vers la discussion théologique n’atteint à aucun moment une forme de réussite proprement romanesque : le mélange ne prend pas. On sent l’envie, chez Dantec, de tout faire : le cyber-roman de l’espace (d’où le vocabulaire à base de techno-trucs), l’histoire de Saint Paul à Damas, la critique de notre temps ; mais dans ce curieux empilement, tout s’avère décevant. Le roman d’aventure n’est pas au rendez-vous, et ce qui prétendait le remplacer ne satisfait pas davantage, sans doute en raison de ce principe qu’avait bien repéré Cioran, et qui veut que la sainteté réalisée soit contradictoire avec l’art du roman. Dans ce livre sans humour, et qui se dépêche de remplacer le septicisme à l’égard de notre monde déliquescent et de ses valeurs par d’autres valeurs toutes aussi anti-romanesques, on croise trop d’anges, trop de jugements définitifs, et pas assez de figures humaines capables de dire le grotesque de l’existence : pour s’en tenir aux extrêmes, on a d’un côté une fille qui est belle et blonde parce qu’elle est un ange, et de l’autre l’affreux Clovis Drummond (le gérant de l’hôtel) qui est un affreux parce qu’il est gros, pédophile et qu’il aime les jeux vidéos !

Soyons justes, il y a bien quelques personnages plus réussis, moins caricaturaux en tout cas : un chien qui parle, par exemple, ainsi qu’une flamme rigolote qui disparaît à mi-parcours, reflet artificiel d’un méga-ange-scripte-céleste si j’ai bien compris, en tout cas une amusante figure de cartoon qui se balade sans être vue de personne d’autre que le héros. Mais tout de même, on a connu personnages plus réussis, aussi bien dans des romans que dans cette Bible vers laquelle Dantec s’est tourné, et qui offre quantité de personnages dont Auerbach a dit la richesse et la complexité, les jugeant même supérieurs aux héros homériques.

 



Une fois le livre terminé, force est de constater que la presse française nous a bien roulé dans la farine. Rapprocher Houellebecq, Dantec et Muray sous prétexte qu’ils trouvent à redire sur notre époque et qu’ils seraient de dangereux (ou d’audacieux) écrivains talentueux et méchants, c’est encore beaucoup trop paresseux. C’est aussi entretenir la confusion, en rêvant une parenté qui n’existe que dans la tête des dresseurs de listes. Si Muray et Dantec sont si facilement affublés des mêmes masques d’odieux pamphlétaires – avec le lot de qualificatifs habituels : « réactionnaire », « grincheux » (!), « fasciste » et même un peu « néo-nazi » pour ce pauvre Dantec qui n’en peut mais –, c’est peut-être d’abord parce qu’ils ne sont pas lus.

Car il n’est pas bien difficile de voir que ces deux écrivains ne disent pas la même chose, et qu’ils ne le disent pas de la même manière.

C’est qu’on peut être en désaccord avec ce monde de bien des façons, même si cela peut échapper à ceux qui se sont donnés pour mission d’y interdire toute critique.

Télécharger en PDF
Olivier Maillart
bottom of page