Lui Fernando Verissimo, Borges et les Orangs-Outangs éternels (Seuil)
25 avril 2025 à 10:00:00

Risquons la maxime suivante : tous les livres mènent à Borges, c'est-à-dire à sa bibliothèque. Borges et les Orangs-Outangs éternels (Seuil) de Luis Fernando Verissimo apparaît comme une illustration caricaturale de cette maxime.
L’histoire du roman est très largement une excuse pour nous faire pénétrer dans l’intimité du maître de Buenos Aires : un certain Vogelstein, traducteur (entre autres choses, d’une nouvelle de Borges) et professeur d’anglais, se rend à Buenos Aires pour assister à un Congrès consacré à Edgar Allan Poe organisé par la mystérieuse société Israfel. La nuit qui suit le cocktail de bienvenue, après qu’il a menacé de faire le lendemain certaines révélations au cours de sa communication, l’un des intervenants est retrouvé assassiné dans sa chambre, demeurée close, cela va sans dire. Dès lors, Vogelstein et Borges vont mener l’enquête depuis la bibliothèque de l’appartement de ce dernier, et surtout depuis leurs mémoire où ils feuillètent tous les récits policiers analogues : Poe, Zangwill… les récits mythologiques, les poèmes, etc.
Ceux qui comme nous se languissent de la voix de Borges qui résonne de loin en loin, trop rarement, lorsque paraissent des inédits, la retrouveront ici plus vraie que nature, ainsi que sa manière de poser les problèmes, de multiplier les références souvent jusqu'à l’indigestion ; ceux qui ne connaissent pas encore cette voix inimitable n’auront de cesse, à n’en pas douter, une fois le livre refermé, que se mettre à son écoute en ouvrant les recueils du maître.
Le récit se donne à lire comme une lettre adressée à Borges en vue de découvrir le fin mot de toute l’affaire : « Nous écrivons pour nous remémorer la vérité. Quand nous inventons, c’est pour nous la rappeler avec davantage de précision. » ; c’est donc un récit à clefs, dont seules quelques unes sont livrées. A ce récit, est adjoint un appendice qui est la réponse de Borges.
En lisant cette réponse, nous comprenons, à mesure qu’il décrypte le récit qu’on vient de lire et qu’il déjoue les pièges que celui-ci nous tend, que c’est le récit lui-même qui est la scène du crime et que c’est dans le récit, au gré des indices qui sont semés qu’il faut découvrir le fin mot de toute l’histoire. Comme dans tout récit policier, nous finissons par être ainsi inventés par ce que nous lisons : nous devenons des lecteurs suspicieux. Dès lors, il est possible de se demander pourquoi le roi de cœur du début devient un roi de carreau (erreur de traduction ?), d’interroger le narrateur comme le fait Borges, en post-scriptum, sur la vraisemblance de tout son récit, lorsqu’il signale que sa nouvelle parut en brésilien « à une époque où vous n’auriez pu la traduire, à moins d’être un prodige de précocité. »
Or, un lecteur de Borges, rendu suspicieux par tout le récit et par l’œuvre de Borges ne peut s’empêcher de sentir que cette raison ne tient pas : Borges n’a-t-il pas publié une traduction de Wilde à neuf ans ? Dès lors, nous attendons l’improbable réponse du narrateur à Borges, sûrs que de fin mot, il ne saurait y avoir, puisque : « nous n’échappons jamais à l’auteur pour généreux et repentant qu’il paraisse. »
Un dernier mot, rien n’est plus borgésien que les légères distorsions qui troublent les récits, comme ce roi de cœur de la page 42 qui devient un roi de carreau à la page 103, pour rendre possible une séquence d’abord impossible… est-ce une erreur de l’éditeur ou, solution plus probable parce que plus belle, une vénielle perversion de l’auteur ?