Imprécations du réel
25 avril 2025 à 10:00:00

Une figure incontournable de la nouvelle scène poétique contemporaine dont les poèmes rencontrent un véritable engouement de Bucarest à Tripoli.
Nul n’est prophète en son pays, dit l’adage. Cela fut sans doute vrai pour beaucoup d’écrivains, comme Samuel Beckett ou Panaït Istrati, et cela l’est d’autant plus pour un jeune poète exilé volontaire au pays de Dracula, dans la petite Paris. Le jeune auteur a d’ailleurs plus d’une corde à son arc. Qu’on en juge : patron de presse, cinéaste, romancier, essayiste et grand randonneur. Mais le titre qu’il revendiquerait assurément est celui de poète. Nul titre n’est plus inactuel, mais on sent chez lui un souci de sortir des sentiers battus, de se mettre en danger. Ce souci anime chacun des poèmes qu’il nous offre dans les deux recueils parus en 2022, Conspiration du réel (Éditions Unicité) et Imprécations nocturnes (Constipation Éditions, 2022). Le deuxième a reçu le prestigieux prix Amélie Murat 2023.
La première impression, à la lecture des vers de ce jeune poète, c’est la sidération. Rarement a-t-on lu des poèmes taillés à ce point à l’os. Rien ne dépasse. On sent qu’il y en avait un peu plus et il a résisté à la tentation de le mettre quand même. Pavese parlait du « métier de vivre », notre poète pourrait sans doute parler du « métier de souffrir », tant on sent que pour lui écrire, c’est souffrir, et souffrir, c’est écrire. On sent l’effort par lequel il s’acharne à donner du sens à ce qui sans lui n’en aurait pas et qui, même avec lui, peine tout de même à parvenir à l’élocution continue de sa propre évidence. Sans doute, cette évidence doit-elle toujours faire défaut au poète, mais ce défaut mérite lui aussi d’être mis en scène, et c’est l’honneur des poètes que d’affronter cette épreuve.
Tant de poètes écrivent une langue morte où précisément le sens se perd ; dans la sienne, on sent que la force bruisse, qu’il est possible de reformer le monde à partir des cendres incandescentes d’une présence discrète oubliée de tous par laquelle cependant nous respirons à notre tour. Point chez lui de pluies frileuses, ni d’alopécie du ciel, comme les dénonçait en son temps le grand Jean Ristat. Nous sommes embarqués dans un présent concret qui refuse ces rouleurs d’éternité si nombreux – car il est si facile d’en être.
On ne peut que se réjouir de l’éclosion d’une telle voix, d’un tel ton, d’un tel feu. Cette éclosion ne pouvait évidemment se faire que loin des chapelles et des sentiers battus, sur les chemins qui ne ne mènent nulle part, toujours en errance, tel un « clochard céleste ». En le lisant, je songe évidemment à Ginsberg que j’entends encore réciter les poèmes de son dernier recueil devant Shakespeare & Cie à la fin du siècle dernier, mais aussi à Gregory Corso (la quasi-homonymie est troublante), à Cendrars dont il semble emprunter les rythmes les plus échevelés, à Lautréamont pour la noirceur du trait et la puissance d’évocation des villes intérieures du manque, à Jack Kerouac, le frère à l’oreille fertile, aux murmures sentencieux de Jacques Prevel dans son admirable journal, à Jean Follain, à Jacques Ribemont-Dessaignes, à Robert Burns, à Federico Garcia Lorca, à Ian Monk. On se dit que Jacques Réda et Yves Bonnefoy trouvent sans doute là, leur digne héritier, pour ne citer que des poètes français récents. Mon tropisme austral me fait penser, en le lisant, à Charles Osborne ou Chris Womersley, mais je sais que le lecteur français ne les connaît pas – ce qui est un tort.
Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire de notre poète, avant tout, rêve et chant, retrouve chez lui, par nécessité constitutive d’un art consacré aux afflictions, sa virtualité et tient toutes ses promesses. La sidération ne lâche pas le lecteur une fois les recueils refermés. Il rêve aux Carpathes, à la plaine de la Bekaa, et ressent dans ce jeune poète, un semblable et un frère.
Nul n’est prophète en son pays, même lorsque son pays est sa langue.