Le bibliothèque de Bab' El Oued
22 octobre 2025 à 10:00:00

La Bibliothèque de Bab El’Oued[1]
“Ok hefir þessi átrúnaður á marga lund breyzt,
Svá sem þjóðirnar skiptust ok túngurnar greindust.”
Snorra-Edda, Prologus, Codex Wormianus
La Bibliothèque – que certains appellent le dépotoir – se compose de huit salles aux couleurs indéfinies, sans doute inexistantes, entre lesquelles un couloir sans fenêtre, à l’atmosphère étouffante, circule obscurément. De chacune des salles on a une vue sur la décharge municipale, raison pour laquelle les fenêtres ne sont jamais ouvertes. L’agencement des salles est variable : les étagères sont appliquées contre les murs, contre les tables et tout autour du bureau du bibliothécaire, un vieil homme que la vie n’a pas épargné : borgne et unijambiste – séquelle d’un accident de tandem qui emporta la vie de femme –, il parvient difficilement à compenser, grâce à de curieux tabourets, sa petite taille que l’âge a encore diminué en le tassant à l’excès.
Dans n’importe quelle salle, on a vite fait de se perdre et d’en ressortir par là où l’on était entré, croyant passer dans la salle suivante. Comme le couloir n’est pas éclairé – l’électricité n’est pas universelle dans la Bibliothèque – le visiteur fait souvent la fâcheuse expérience de tourner en rond. La difficulté d’orientation a des conséquences dramatiques en cas de besoin naturel, l’endroit étant dépourvu de sanitaires : on recommande théoriquement (si l’on s’en souvient) au visiteur de prendre ses précautions avant de pénétrer dans la Bibliothèque, s’il ne veut pas risquer de se trouver très indisposé et perdu entre les salles incompréhensibles et les couloirs sans fenêtre.
En entrant dans le bâtiment, le visiteur se retrouve face à un miroir qui guette quiconque entre, vestige d’une époque où la Bibliothèque était le lieu de marivaudage de la jeunesse locale. Ce miroir monstrueux est sans doute ce que la Bibliothèque a de plus beau à offrir au regard, mais pas ce qu’elle a de plus inattendu. A force de se perdre, le visiteur éprouve la sensation bizarre de la redondance : le miroir lui annonce sans doute qu’il entre dans le royaume d’un déjà-vu qui ne sert à rien. Si les couloirs sont sans lumière, les salles, à cause de la taille trop grande des fenêtres et de l’intensité du soleil de Bab El’Oued, sont baignées tout le jour d’une luminosité si aveuglante que le lecteur connaît souvent une grande peine à déchiffrer ce qu’il a sous le nez – il n’a jamais été question d’installer des rideaux, une aberration supplémentaire, mais caractéristique du lieu.
Comme tous les visiteurs actuels de la Bibliothèque, j’ai beaucoup voyagé et je viens de fort loin. Cette bibliothèque n’est pas la plus imposante qu’il me fut donné de visiter, mais c’est désormais la seule et ce sera sans doute la dernière. A la qualité déclinante de ma vue, je dois ajouter, pour ne rien cacher touchant ma mauvaise santé, que je perds un peu la mémoire, que mes poumons sont remplis d’un liquide dont la faculté de médecine me prévient qu’il ne lui dit rien qui vaille et je sais bien, dans mes instants de lucidité, que ce que je crache sur mon mouchoir n’est pas de la salive, que ma fatigue n’est pas seulement due à l’âge et que ma mémoire, cette mémoire déclinante, finira par m’abandonner complètement. C’est pourquoi j’écris aujourd’hui, à quinze mille lieux de lieu de ma naissance. Je ne sais pas pour qui j’écris, mais quelqu'un finira bien par tomber sur ces pages et saura en vérifier la justesse.
Je soutiens que la Bibliothèque municipale est fautive. Je ne veux pas parler de sa disposition qu’on a tout lieu de qualifier de perverse ou de négligente ; je veux parler de ses collections : tous les exemplaires qui composent son fonds sont fautifs et nulle part le lecteur ne trouve de liste raisonnée des errata qu’elle contient. Je sais cela parce que ma mémoire est encore parfois assez bonne pour me permettre de comparer ces exemplaires avec tout ce que j’ai appris dans ma jeunesse et au cours de mes années de recherche, à l’époque où j’enseignais dans les universités avec les livres qui composent ses collections. De tous les ouvrages que j’ai réussi à consulter, en dépit du désordre qui règne, en dépit de la lumière impossible, en dépit de l’odeur laissée par ceux qu’une sage précaution n’a pas guéri pour la journée d’une bien légitime incontinence, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne contînt des fautes, souvent importantes quant au sens de la phrase, du paragraphe, de la page ; ces fautes sont si nombreuses que j’ai renoncé à les compter. Gérard Lejeune, mon ancien collègue de l’université, est convaincu que toute la Bibliothèque fut rassemblée selon le principe de l’erratum. Il soutient qu’il est nécessaire qu’il y ait quelque part dans le monde un endroit essentiellement erroné et que la Bibliothèque en est le miroir.
Lors de sa dernière visite à Bab El’Oued, il m’emmena à la Bibliothèque et s’efforça de me démontrer que rien n’y était laissé au hasard, que tout y était sciemment erroné, de la position de la Bibliothèque à côté d’une décharge jusqu’à ses ouvrages inutilisables pour des travaux universitaires sérieux. On y est en effet certain de faire des citations fautives, si l’on compare avec le texte de l’original conservé partout ailleurs.
Il voit cependant le mal partout – c’est sa nature incorrigible. Pour ma part, je suis plutôt enclin à croire qu’une série de hasards, certes improbable, a réuni ici une partie des errata produits par les imprimeurs distraits. (Ismaël, qui essaie de faire le ménage dans ce capharnaüm et parvient à lui conserver une propreté où domine cependant l’humilité, a lui aussi son idée. Nous en discutons souvent le soir : ce qu’il soutient, c’est que la Bibliothèque concentre toutes les erreurs possibles, tous les échecs, « tous les péchés », dit-il plutôt (car il est très pieux), toutes les fautes de goût et tous les oublis coupables. « La Bibliothèque, m’a-t-il dit récemment, est la corbeille de Dieu, c’est là qu’il jette tout ce qui ne va pas. C’est sa mauvaise conscience. C’est pour ça qu’il nous donne cette lumière, pour qu’on ne puisse ni lire ni réfléchir : on est obligé de fermer les yeux, sans arrêt. Et là, on retrouve Dieu ! » Un autre jour, il me dit avec un peu de lassitude : « Cette bibliothèque, c’est sa seule erreur. Pas de chance pour nous ! » Je ne partage pas le mysticisme d’Ismaël, mais sa lecture me semble plus fine et plus juste que celle de mon collègue qui ne vient ici qu’une fois par an et s’abandonne trop à la conceptualisation sauvage. Il cherche, et souvent il trouve, des symétries partout – sauf ici.)
Qu’il me suffise de dire ceci : située où elle l’est, la Bibliothèque est une erreur, disposée comme elle l’est, c’est un piège, composée des livres qu’elle contient, c’est une insulte et un affront à l’imprimerie : « La Bibliothèque n’est pas d’accord avec toutes les autres et elle ne se battra pas pour que les autres conservent leur droit de la démentir. » Je suis conscient que toutes les autres ignorent son existence, mais il n’en est pas moins ainsi.
Personne ne sait combien au juste la Bibliothèque contient de livres. Il y eut, paraît-il, un catalogue. Je crois que c’est une légende, car les livres sont rangés n’importe comment : par taille, par couleur, par paresse – le dernier lecteur range souvent l’ouvrage sur l’étagère la plus proche sans égard pour la position où il se trouvait quand il l’a pris (on n’ose parler de position d’origine, étant donné l’absence de système rigoureux et unitaire de classement) –, par ignorance, par dégoût, etc. Sami Adjil, le bibliothécaire, grâce à un pouvoir mystérieux, parvient à trouver les ouvrages qu’on lui demande au moins une fois sur trois ou quatre, enfin très souvent. Il passe l’essentiel de son temps à traîner sa jambe de bois entre les étagères afin de localiser les livres désirés : il visualise sans cesse les rangées de livres et trouvent souvent ce qui lui fut demandé dans le mois qui suit. Ce qui n’est pas si mal. Je crois que son œil valide possède une acuité exceptionnelle, mais il cligne sans cesse, aussi se cogne-t-il souvent. J’ignore comment il fait pour retrouver les livres dont la plupart ne portent rien d’inscrit sur leur tranche. Les mauvaises langues disent qu’il ne sait pas bien lire et qu’il photographie le dos des livres. Je tiens à rétablir ici la vérité et à défendre son honneur. Monsieur Adjil sait très bien lire : c’est même le seul qui prononce mon nom comme il faut.
Avant d’expliquer comment s’est constituée cette curieuse bibliothèque et pourquoi elle a pris place à cet endroit, il est nécessaire de formuler quelques vérités.
Premièrement, la Bibliothèque n’est ouverte ni le dimanche ni le vendredi et on ne fait pas le tour des salles au moment de la fermeture. Trop nombreux sont ceux qui se sont retrouvés enfermés toute une nuit et toute une journée (Dieu merci le samedi n’est pas chômé ici, car alors certains auraient eu à affronter trois jours et trois nuits de jeûne), condamnés à transformer certains coins de la Bibliothèque en latrines. Il est malheureusement arrivé qu’on retrouve mort un lecteur qui avait été enfermé, mais la Bibliothèque décline toute responsabilité, car le règlement intérieur est très clair quant aux horaires d’ouverture et de fermeture – il est simplement dommage que Sami Adjil ne parvienne pas à mettre la main dessus. Il serait toutefois malhonnête de passer sous silence la fois où, ayant été enfermé un samedi soir, un lecteur alors déjà âgé décida de s’allonger derrière une étagère usant d’une pile de livre comme d’un oreiller et s’endormit ad aeterno[2]. Ismaël ne s’étant pas occupé de cette partie de la Bibliothèque au cours de la semaine qui suivit, une odeur apparut dont on attribua l’origine à la décharge voisine. Les rats nous alertèrent heureusement de la présence et du lieu précis du cadavre. La semaine qui suivit fut la seule de son histoire où la Bibliothèque subit une fermeture en dehors des jours prévus par le règlement.
Deuxièmement, le nombre de lecteurs inscrit régulièrement est de vingt-sept[3]. Ce nombre considérable une fois atteint, il fut décidé d’élucider les origines et la raison de la Bibliothèque. C’est Gérard Lejeune qui en formula le principe, je crois, sous la forme d’un paradoxe comme il les affectionne : chaque livre est un erratum, chaque livre est plein d’errata : aucun n’est donc déplacé ici. Cette bibliothèque est la seule où l’erreur n’est pas une erreur. Je crois que cette dernière fut la meilleure de ses formulations. Il essaya de formuler cela dans ce qui lui restait de latin : nihil est in Biblioteca, quod non prius fuerit erratum et j’ajoutai nisi ipse Biblioteca. Le plus étonnant dans ces collections n’est pas que tous les livres fussent truffés d’errata, ce n’est pas non plus leur nature difforme et parodique (pour ainsi dire) mais qu’en l’état ils aient un sens, qu’on pût les lire sans se rendre compte que tout n’est que coquilles et excisions. Le plus étonnant est que cette bibliothèque fût une bibliothèque en dépit de tout ce qui la contredit : toutes les autres bibliothèques, le monde et certaines mémoires. Ces dernières meurent les unes après les autres et ne sont pas remplacées, le monde importe finalement assez peu et les autres bibliothèques sont loin : la contradiction décroît et sa « vérité » s’affermit !
Ce dont ne peut se rendre compte le lecteur local, c’est de l’unicité absolue de l’expérience à laquelle il lui est donné de prendre part. La plupart des bibliothèques contiennent des collections de livres tout à fait remplaçables parce qu’on les trouve dans d’autres collections. A part quelques incunables et quelques manuscrits, le fonds des bibliothèques du monde entier devrait n’exprimer que l’ennui puisqu’il répète celui de toutes les autres, à quelques titres près. Ce qui les distingue, c’est donc davantage la quantité que la nature des ouvrages conservés. On admire les collections les plus abondantes, le fonds le plus important, mais on admire rarement les bibliothèques pour la qualité des ouvrages qu’elles conservent. Leur honneur n’est pas d’avoir des livres différents, mais d’en avoir le maximum, de les avoir tous, si elles le peuvent. La Bibliothèque de Bab El’Oued est la seule qui ne s’enorgueillit pas de la richesse de son fonds. Trop peu d’ouvrages y sont conservés. On y est conscient par ailleurs que nulle autre bibliothèque, nulle autre institution n’envie le moindre des livres qui s’y trouvent : de fait, ils se trouvent là précisément parce que personne ailleurs ne les a voulus.
C’est même ainsi que la Bibliothèque semble avoir commencé : non par une volonté locale de réunir des livres, mais par un rejet partout ailleurs d’un certain nombre de livres inadmissibles et inutilisables, parce que fautifs – un jour, ces livres arrivèrent à Bab El’Oued. Il se sut très vite dans les petits mondes de l’imprimerie et de la bibliologie mondiales qu’il y avait un endroit où il était possible de se débarrasser de tous les ratés de l’imprimerie, de tous les fautifs, de tous les errata. Cela se sut si vite qu’il fallut rapidement mettre sur pied une institution pour accueillir tout ce qui parvenait du monde entier.
Ce qui n’est pas tout à fait clair et que l’historien peine à reconstituer, c’est l’événement qui fit converger vers cette petite localité toute la mauvaise conscience de l’imprimerie. Comme se sut-il qu’on y accueillait les errata ? Qui décida qu’ils étaient les bienvenus ? Tout cela mériterait de plus longs développements et exigerait la consultation méthodique d’archives afin de déterminer la responsabilité des uns et des autres dans toute l’histoire. Malheureusement l’état des archives municipales, par son indigence enthousiaste, rend impossible une étude sérieuse de la période qui précède et qui entoure la fondation de la Bibliothèque. De mémoire d’homme, le bâtiment a toujours abrité une bibliothèque et le terrain mitoyen une décharge. De là à penser que la présence d’une Bibliothèque à côté d’une décharge ait donné l’idée, en partie fausse, que la Bibliothèque était un réceptacle à ordure, un dépotoir, il y a un pas que de nombreux observateurs n’ont pas hésité, depuis longtemps, à accomplir. On ne sait plus à les écouter si le surnom de la Bibliothèque, « le dépotoir », a pour origine la qualité douteuse et assurément fautive des ouvrages conservés ou si ce surnom, préexistant à la collection, contribua à sa spécialisation méthodique.
De toute manière, les témoins les plus anciens sont tous plus ou moins séniles et perdent la tête. A mes questions, ils répondent toujours en hochant bêtement la tête d’un naham, naham. Et lorsque j’ai l’air d’avancer une hypothèse bizarre – ils doivent la juger à mes intonations comme les nourrissons – ils me lancent un lâaa très satisfait. On a longtemps cru que ces livres avaient commencé à arriver ici par erreur : l’hypothèse était si séduisante qu’elle fut longtemps privilégiée par tous ceux qui s’intéressaient à la Bibliothèque. Une erreur répétée dans la formulation de l’adresse d’expédition, une erreur de copie, en somme, se serait répétée un nombre de fois si important que les premières collections se seraient constituées petit à petit, à mesure que les paquets mal orientés arrivaient à Bab El’Oued. L’idée d’une erreur de transcription qui se serait répétée un nombre de fois si important qu’il finît par en résulter une bibliothèque, qui pis est, une bibliothèque composée de livres fautifs était trop belle pour ne pas avoir les faveurs de mes compagnons usagers. Je fus le premier à la contester tant ma raison répugne à de telles fadaises autotéliques. Qu’un ou deux paquets aient atterri ici par erreur, soit, mais que la quasi totalité des collections soient parvenue ici à la suite d’une négligence, voilà qui insulte toute intelligence correctement formée, ce que je me flatte d’avoir encore[4].
Il fallait naturellement une chaîne causale complexe et tortueuse pour faire converger autant de livres semblables en ceci que fautifs. Cette chaîne a pourtant existé dont la Bibliothèque est tout à la fois l’effet, le résultat et la preuve. La difficulté, comme dans toute chaîne, consiste à séparer les maillons sans les mélanger. Il m’apparut donc nécessaire de faire la part du hasard aveugle et de la volonté délibérée. Mon hypothèse est la suivante : ceux qui ont fondé la Bibliothèque savaient ce qu’ils faisaient et ils n’eurent pas le choix. Ils s’étaient retrouvés, pour une raison inconnue, avec sur les bras de nombreux livres impropres aux bibliothèques normales. Plutôt que de les détruire ou de les envoyer ailleurs, comme auraient fait toute personne ou toute institution raisonnable, ils décidèrent de les stocker comme ils pouvaient dans l’ancien abattoir. Celui-ci fut ensuite élargi et rehaussé d’un étage, des étagères y furent aménagées partout et le miroir installé dans l’entrée. Les gens avaient pris l’habitude de jeter leurs ordures à côté du bâtiment, où on abandonnait déjà les carcasses des bêtes, à l’époque des derniers jours de l’abattoir, qui correspondraient au moment où on commença à y entreposer les livres fautifs. Tout cela naturellement, je l’avance sans l’ombre du commencement d’une preuve, sans aucun témoignage oral qui pût venir le confirmer, sans document à exhiber, sans plan du bâtiment. La seule observation et la déduction m’ont conduit à cette version hypothétique des origines de la Bibliothèque et je la trouve tout à fait recevable. Elle vaut mieux en tout cas que le fantasme d’un port pour paquets à l’adresse mal rédigée.
J’eus l’idée de découvrir les premiers livres entrés dans la Bibliothèque, afin de découvrir quelle était la langue dans laquelle ils étaient rédigés. Je me dis que, la Bibliothèque étant vieille de quelques décennies, la ville devait avoir alors des liens privilégiés avec d’autres pays que ceux avec lesquelles elle en entretient aujourd'hui. J’interrogeai un matin Sami Adjil, le bibliothécaire, qui trouva ma question assez incongrue et je vis, à sa moue, qu’elle ne trouverait sans doute pas de réponse avant longtemps, si tant est qu’elle en trouvât une un jour. Il grommela qu’il y avait des livres dans presque toutes les langues imaginables et que c’était bien le diable s’il en comprenait un dixième. En l’absence de catalogue, à défaut de registre, faute d’archives administratives et comme la Bibliothèque n’achetait rien et ne recevait donc pas de factures, aucun document ne permettait de déterminer la date d’entrée des livres dans la Bibliothèque. Il me promit néanmoins de mener son enquête et de faire ce qu’il pourrait pour me satisfaire. Je le laissai tranquille les jours suivants, certain qu’il était occupé à mon affaire.
En attendant d’avoir la réponse à ma question, ou plutôt en prévision de l’absence de réponse que je m’apprêtais à recevoir, je décidai d’examiner une autre question d’importance : le rapport entre les livres de la Bibliothèque. Je me rendis compte que leur transhumance permanente au gré de l’usage des lecteurs – usage souvent réduit à la saisie du livre, au déchiffrement de son titre, à la décision que ce n’est pas le livre recherché et à sa restitution quelque part, rarement à l’endroit précédent – contribuait à changer sans cesse la physionomie de la Bibliothèque. Mon principe d’analyse était le suivant : de même que dans un même manuscrit, chaque texte modifie la lecture de ceux qui l’accompagnent, dans une bibliothèque, chaque livre modifie ceux qui l’entourent et est modifié par eux. C’est attiré par un livre qu’on s’approche de l’étagère et on tombe alors sur un autre qu’on décide finalement de sortir et de consulter. Autre cas de figure : on a pris soin de ranger précautionneusement, ou plutôt de poser, un ouvrage quelque part, afin de le retrouver dès que son besoin se fera de nouveau sentir, grâce au souvenir qu’on a pris soin de conserver du lieu où il a été déposé ; hélas, il n’y est plus. A sa place, on tombe sur un autre livre : on avait laissé une traité de géométrie non-euclidienne (assez fautif, cela va sans dire) et on tombe, au même endroit (à peu près), sur un livre de cuisine bantoue ou l’autobiographie de quelque archange. La Bibliothèque apparaît dès lors comme un corps sans cesse changeant, toujours surprenant. De là à la qualifier d’incompréhensible, il n’y a qu’un pas, un petit pas que je ne franchirai pas ici, car je crois qu’il est possible d’y comprendre quelque chose ; mais je sais qu’il est impossible de la comprendre tout à fait. C’est la raison pour laquelle je me contente de conjectures à propos de son origine.
La plupart du temps, lorsque l’un d’entre nous saisit un livre au hasard, il est d’abord plongé dans une perplexité sans fin : il ignore purement et simplement la langue dans laquelle est écrit le livre. Il en y a tellement dans cette bibliothèque et qui les connaît toutes ? Moi même qui en connaît beaucoup, je fais souvent appel à mes compagnons usagers pour déterminer quelle langue parle tel livre et quelle langue tel autre. Nous ne parvenons pas toujours, en mettant en commun nos connaissances, à déterminer avec certitude et précision la langue de chaque livre. Il arrive même que nous ignorions purement et simplement à quelle famille linguistique appartient la langue du livre, surtout lorsque l’alphabet nous est tout à fait inconnu. Je me souviens d’un livre trouvé par Sami Adjil qui avait l’air d’être écrit en arabe, mais ne signifiait rien en arabe, ni non plus en persan, ni en turc ottoman, ni hébreu, ni en araméen. Il demanda à chacun de l’examiner. Je n’y compris rien non plus, mais suggérai que ce livre pouvait être écrit dans une langue inventée. Ma proposition ne fut pas très bien accueillie. L’un des lecteurs réguliers, à moitié aveugle et souvent facétieux, nous assura, un sourire à la commissure des lèvres, qu’il s’agissait sans doute d’un mélange de samoyède et de lituanien… En contemplant nos expressions étonnées, il se ravisa et concéda que cela pouvait tout aussi bien être du guarani mêlé d’arabe classique – ce que Sami Adjil trouva insultant pour la langue des siens. Nous tûmes l’épisode à Ismaël, car sa piété n’aurait sans doute pas supporté qu’on pût mélanger la langue sacrée et quelque patois amazonien.
C’est un des plus vieux lecteurs qui ébaucha la résolution de cette langue mystérieuse. Il nous rappela le principe singulier présidant à la constitution des collections de la Bibliothèque où nous nous trouvions : l’erreur et la coquille. Aussi, notre volonté d’identifier la langue de l’ouvrage supposait que cette langue se laissât reconnaître d’après des règles et le respect de celles-ci. Or ces règles avaient toutes les chances d’être mises à mal dans n’importe lequel des ouvrages de cette collection, si bien que l’identification avec certitude de la langue inconnue dans laquelle ce livre était écrit avait peu de chances de succès. Comme souvent, face à de pareilles questions, nous abandonnâmes, mais moins par lassitude que pour des raisons techniques. Nous avions laissé le livre à l’étude sur la table du bibliothécaire et il était introuvable le lendemain et les jours suivants. Faute de pouvoir examiner le livre à la langue problématique pour pouvoir en discuter et mettre à l’épreuve les différentes hypothèses, nous passâmes à autre chose – les nombreux doublons de la Bibliothèque, ou quasi-doublons, nous font chaque fois espérer de retrouver le livre ou un de ses faux frères pour reprendre les discussions, mais cela n’arrive presque jamais.
Un matin, voici quelques semaines, un de mes compagnons d’étude m’apporta un livre intéressant. Il s’agissait d’une sorte d’autobiographie où l’auteur consignait ses souvenirs de lecture et racontait comment il avait constitué son « incroyable bibliothèque » (l’expression était de lui). Ce qui avait attiré l’attention de mon compagnon d’étude, c’est la nature de cette bibliothèque : elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de Bab El’Oued. Il commençait par faire étalage des dimensions importantes de sa collection de livres, puis il en venait à la qualité des livres la composant et devait alors reconnaître qu’elle laissait à désirer : « Je dois avouer que tous mes livres sont fautifs et qu’aucun n’est donc digne de confiance. Si je m’aventurais à citer l’un ou l’autre d’entre eux, je courrais le risque assez certain, mais pas absolument certain, de déformer la parole de l’auteur en faisant confiance à mon exemplaire souvent menteur. C’est la raison pour laquelle, ma bibliothèque ne saurait être une bibliothèque de travail. Disons qu’elle est sans doute la seule et unique bibliothèque d’agrément, que ne menace jamais l’hypothétique tentation d’utiliser ses livres pour des travaux savants. »
L’auteur dont le nom m’échappe désormais et dont je sais que je ne retrouverai jamais le livre – heureusement que je conserve les cahiers sur lesquels je recopie les passages lus qui m’intéressent – raconte ensuite comment sa collection se constitua. La raison ne fut pas la recherche de l’agrément, comme on pourrait le croire, mais tout simplement l’avarice. Les premières pierres de l’édifice aberrant lui furent offertes par une rencontre : il marchait dans la rue sans but précis et il découvrit, devant une imprimerie, des piles de livres qui attendaient d’être ramassés par les services des ordures. Il échangea quelques mots avec les ouvriers de l’imprimerie qui lui expliquèrent qu’il s’agissait de livres contenant des erreurs, surtout de composition, parfois de casse ou de pagination : ils étaient donc invendables et inutilisables. Notre auteur demanda s’il pouvait en prendre un ou deux. Les ouvriers éclatèrent alors de rire et l’autorisèrent à se servir, et même à revenir régulièrement, car les apprentis avaient tendance à bousiller l’ouvrage. Il ne se le fit par dire deux fois et emporta alors tout ce que ses bras pouvaient porter. Les semaines suivantes il revint souvent et commença ainsi à élaborer sa collection de livres fautifs. Il ne se souciait pas des fautes contenues dans les livres, puisque auparavant il n’avait jamais rien lu. Sa première idée – il finit par l’avouer –avait cependant été de revendre les livres comme s’ils ne contenaient aucune faute, mais il avait commis l’erreur d’ouvrir quelques exemplaires après les avoir transportés chez lui et le virus de la lecture était entré en lui. A partir de cette première expérience et de cette première source, il s’adressa à toutes les imprimeries de la ville, puis bientôt du pays et leur fit savoir qu’il acceptait de recueillir le fruit de leurs erreurs. Les imprimeurs que l’idée de la destruction de livres, mêmes fautifs, même mauvais, ne ravissait pas, prirent alors l’habitude de lui adresser un grand nombre de leurs errata, comme ils nommaient les livres qui en contenaient. Les poèmes y étaient pleins de vers faux, les romans de personnages interpolés, de pages mal placés si bien que leur intrigue devenait en partie incohérente. Les livres d’histoire se trompaient sur les dates, les noms, les lieux et inventaient des séquences tout à fait baroques.
L’auteur se réjouissait de cette poésie inédite et unique et racontait que les quelques fois où il s’avisa de comparer le contenu de ses livres avec celui des autres, des versions non fautives, il fut saisi d’un ennui terrible : tout y était terriblement prévisible. Aucune poésie ne venait alimenter son étonnement permanent. Il décida en conséquence que sa bibliothèque était la seule qui méritât qu’on lui sacrifie tout, ce qu’il semble avoir fait.
Je n’ai malheureusement pas pu terminer ce livre et il disparut dans les soubresauts de la vie de la Bibliothèque. J’en garde cependant quelques bribes dans mes cahiers et cela me conduit à formuler l’hypothèse audacieuse suivante quoique terriblement floue : la collection de ce monsieur constitue la matrice, l’élément séminal de notre belle institution. Je n’ai évidemment aucune preuve de ce que j’avance et ne pourrai sans doute jamais retrouver le livre pour étayer mes dires et éventuellement trouver le nom du collectionneur. Il est bien dommage que je ne me souvienne pas de son nom.
Un soir, je décidai d’en parler au conservateur Sami Adjil et à Ismaël, l’homme de ménage. Je leur demandai de mettre en commun tous nos efforts pour retrouver la trace de ce livre afin de percer enfin, sans doute, le mystère de l’existence de la Bibliothèque de Bab El’Oued. Sami Adjil m’en voulut de n’avoir pas noté le nom de l’auteur – car sans ce nom, il y avait très peu de chance qu’il pût même chercher correctement ce livre. Le plus hostile fut cependant Ismaël, car il ne voulait pas voir mon hypothèse trouver le début d’une confirmation dans des preuves livresques. Pour lui, la Bibliothèque, comme tout ce qui existe dans le monde, a un caractère nécessaire, d’une nécessité divine. Il veut bien qu’on s’adonne à des jeux d’interprétation sur elle et sur le monde, mais pas qu’on cherche, comme je le fais, à élucider le mystère de ses origines.
Je crains que Sami Adjil ne soit en train de basculer de son côté. Ce matin, à mon arrivée, il était tout excité. Je pensais à tort qu’il avait retrouvé le livre : non, il avait trouvé une raison de cesser définitivement de le chercher. Il mit sous mon nez un exemplaire des Mille et Une Nuitées dans la traduction d’Antonin Gallard et l’ouvrit à une page préalablement marquée par lui – j’ignorais qu’il passât du temps à lire les ouvrages dont je pensais qu’il se contentait de les déplacer avec indifférence. Il me dit alors brusquement : « Lisez, là, lisez ! » Je baissai alors les yeux et découvris ce petit quatrain :
Aux yeux d’Allah, point d’errata
Tout ce qui arrive est sa volonté.
Que cela soit ainsi ou pas :
Il l’a voulu, rien jamais n’est raté.
Au lieu de commenter le sens des vers, je l’interrogeai immédiatement sur le dernier vers et la double lecture proposée – un philologue ne cesse jamais de l’être. Fallait-il lire « Il l’a voulu, jamais rien n’est raté » ou « Il l’a voulu, rien jamais n’est raté ». Le conservateur fut très étonné de ma question qui devait sembler incongrue. « Tout de même, lui fis-je remarquer, ce n’est pas la même chose dans la versification. Dans les deux cas, le vers est mal coupé, puisque la césure n’est pas à mi-vers, mais dans un cas, la césure coupe le mot "jamais" en deux, dans le deuxième aucun mot n’est coupé, mais le premier hémistiche s’achève pas le mot "rien", ce qui est plutôt malheureux. Ensuite, je m’étonne d’une rime comme « volonté/raté » qui fait dire à ces quatre vers le contraire de ce qu’ils semblent dire… »
Le doute que de longues conversations avec Ismaël avaient fini par éliminer refit surface dans le regard de Sami Adjil. Il relut le quatrain, et l’insatisfaction apparut dans les rides de son front, le malaise soudain le saisit. La nécessité d’une volonté divine était contredite par le quatrième vers et par la structure du morceau de poésie. Il se souvint alors de ce qui faisait l’identité de la Bibliothèque dont il avait la charge et qui ne cessait de l’effrayer quand il y pensait : la Bibliothèque est une illustration et presque une preuve de l’essentielle contingence du monde et de ce qu’il contient, de ses multiples formes. En voyant le désespoir se peindre sur son visage, je décidai de décharger sa mémoire de notre échange et lui dis qu’Ismaël avait peut-être raison (ou plutôt Gérard Lejeune) et que la Bibliothèque était sans doute une erreur nécessaire de Dieu ou que son existence n’était pas une erreur, même si elle les contenait toutes. Je me confondis en excuses et l’abandonnai, honteux, à sa perplexité.
En quittant la Bibliothèque, ce soir, il m’a semblé que l’état physique de Sami Adjil avait beaucoup décliné en une seule journée et je crains pour sa santé. S’il venait à mourir, la Bibliothèque de Bab El’Oued deviendrait tout à fait inutilisable et finirait par ressembler tout entière à une erreur. Je crains ce moment, mais je sais qu’il finira par arriver et alors il me restera moi aussi à mourir, car sans l’usage d’une Bibliothèque, fût-elle fautive, la vie n’a pas plus de sens qu’un livre incompréhensible : même si ce dernier, on peut toujours supposer qu’un meilleur lecteur saura lui en trouver un. La Bibliothèque pourra alors réaliser pleinement sa seule et véritable nature : être le désordre. Mon inquiétude s’exaspère de cet horrible, mais certain, événement à venir[5].
[1] On a souvent objecté à cette apostrophe intempestive. Le nom de la commune située dans la wilaya d’Alger ne contient aucune apostrophe. On a pu arguer qu’il s’agissait d’une voyelle arabe qu’on aurait prise pour une apostrophe. D’autres soutiennent qu’il s’agit d’un hommage involontaire – comme l’est la Bibliothèque elle-même – à la « ’pataphysique », dont l’apostrophe, trop soumise négligée par les auteurs et les éditeurs, trouverait là un refuge éternel. (Note de l’imprimeur vétilleux)
[2] Il s’agit ici d’une des nombreuses coquilles contenues dans ce témoignage. Il faut évidemment comprendre « ad vitam aeternam », ou, plus vraisemblablement, « in aeternum ». (Note de l’imprimeur latiniste)
[3] L’auteur du présent texte étant depuis décédé, il conviendrait de corriger le nombre avancé. Cependant, M. Adjil étant incapable de donner un autre chiffre, d’infirmer ou de confirmer celui qui est proposé, il est préférable de laisser en suspens cette question, à moins d’ajouter une erreur à la bibliothèque. (Note de l’imprimeur scrupuleux)
[4] L’auteur de cette note commençait visiblement à perdre la mémoire, car l’hypothèse d’une origine aléatoire de la bibliothèque, par un concours de hasards improbables, si l’on s’en souvient, a sa préférence supra. S’il ne perdit pas la mémoire, il changea d’avis – et n’explique pas les raisons de ce changement d’avis. (Note de l’imprimeur agacé)
[5] Mon amie Halldóra Kristín Thoroddssen, en lisant ces notes, observa que cette Bibliothèque n’avait décidément aucune utilité : il suffit, affirme-t-elle, d’imaginer un lecteur dyslexique avec une assez bonne vue et une bonne capacité de concentration (Son frère Nonni soutenait que son voisin à l’asile de Kleppur avait un savoir encyclopédique, mais intégralement erronée par sa propension à tout lire de travers – Nonni ne put jamais savoir exactement quel était son nom, car il le prononçait toujours différemment). La pratique d’un tel lecteur déformerait n’importe quel énoncé et introduirait des errata dans l’imprimé le plus fidèle à l’original. Il va de soi que cet original, écrit par le même dyslexique, pourrait lui-même donner lieu à quelques difficultés. Alors c’est l’original lui-même qui serait un erratum, si cela avait le moindre sens. (Note de l’éditeur empli d’effroi)
(Traduction de Cyril de Pins)