Elles ne mouraient pas toutes, mais toutes étaient frappées
à propos de Cat Person, de Susanna Fogel
22 avril 2025 à 10:00:00

Soit une jeune femme de vingt ans prénommée Margot, étudiante en deuxième année à la faculté. Elle travaille au guichet des confiseries dans un cinéma de centre-ville et loge dans un dortoir du campus où elle partage une chambre avec sa meilleure amie. Un soir, au cinéma, après quelques mots échangés de part et d’autre du comptoir, elle accepte de donner son numéro de téléphone à un homme un peu plus âgé qu’elle. Entre eux, une relation se noue progressivement.
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Pour donner une première idée du film qu’est Cat Person, le mieux est peut-être encore de raconter la genèse de sa production. Il est adapté d’une nouvelle homonyme publiée en 2017 sur le site du New Yorker, au plus fort de la vague MeToo. Cette nouvelle, qui relate une brève rencontre amoureuse qui tourne court, connut un grand retentissement dès sa sortie : elle fut saluée par certains commentateurs comme la concrétisation littéraire du mouvement en question. La nouvelle a été écrite par une femme, le scénario par une deuxième, le film réalisé par une troisième ; sa distribution est majoritairement féminine et son sujet entre en résonance avec certaines préoccupations féministes. On peut raisonnablement le qualifier de film féministe. Cela dit, pour l’examiner plus exactement, il conviendrait de distinguer au cœur du film ce qui ressort du discours féministe contemporain classique des moments qui entrent en nette contradiction avec ce même discours. C’est un film étrange, paradoxal, qui mine ses propres positions et suscite mieux l’effroi par ses dialogues entre amis que par ses moments de suspens.
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Voyons d’abord la face féministe du film : si Margot est idéologiquement peu marquée, on ne peut en dire autant des femmes qui l’entourent. Sa meilleure amie, Taylor, est une féministe militante, modératrice d’un forum consacrée à la question. C’est son activité principale et son premier sujet de conversation. Elle abonde également en conseils pratiques sur les rapports homme/femme et apporte une lecture féministe à propos du moindre sujet de discussion, le plus anodin soit-il. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Margot, sur ce point, est sensibilisée.
Margot est par ailleurs, nous l’avons évoqué plus haut, étudiante. Qu’étudie-t-elle au juste ? L’archéologie et l’entomologie, semblerait-il. Double cursus d’autant plus étonnant que l’enseignement de ces deux disciplines est dispensé par un même professeur, incarnée par Isabella Rossellini. On aurait tort pourtant de s’étonner de cette bizarrerie. En réalité, la chose est très simple et remplit une fonction clairement identifiable : l’archéologie, telle qu’elle s’offre ici, nous apprend d’une part que de toute éternité les femmes ont été torturées, assassinées et violées par leurs homologues masculins (en témoigne les ossements d’une jeune étrusque sacrifiée). L’entomologie nous apprend d’autre part que cet état de fait n’est pas un ordre de la nature (voyez les abeilles, voyez les fourmis, où la reine est toute puissante).
Le discours féministe se laisse également entendre dans cette scène où la mère de Margot lui enseigne la vieille morale de son temps, celle de la femme soumise. C’est du moins ce que, suppose-t-on, nous sommes censés entendre quand celle-ci fait l’éloge du compromis.
Voilà pour la toile de fond. Pour ce qui est du récit à proprement parler, on reconnaîtra également plusieurs motifs idéologiques caractéristiques. Ne doit-on pas déceler la marque d’un mal social profond lorsque Margot s’astreint à une relation sexuelle qu’elle a cessé de désirer ? Et quand Robert envoie à Margot un montage des meilleurs moments à l’écran de son idole Harrison Ford, Taylor identifie le problème immédiatement. Dans chaque scène, l’acteur, violeur en puissance, s’impose à la femme sans défense. C’est la fameuse culture du viol, invoquée sans être nommée. Culture du viol encore, sur un mode nettement plus discret, quand Margot s’ouvre de ses inquiétudes à une femme officier de police. Derrière elle, sur le mur du cinéma, apparaît l’affiche de Mannequin, niaiserie romantique américaine des années 80, vague resucée du mythe de Pygmalion. On devinera sans peine quels genres de préjugés inconscients un tel mythe favorise. D’ailleurs, la policière ne lui dira-t-elle pas qu’elle ne peut rien faire, preuve incontestable d’un système vicié qui laisse libre cours à la violence masculine ?
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« Les hommes ont peur que les femmes les humilient, les femmes ont peur que les hommes les tuent », lit-on en ouverture de Cat Person, dès après l’apparition du titre à l’écran. Il s’agit, est-il précisé, d’une citation de Margaret Atwood. Et très certainement, le film peut être considéré comme l’exploration romanesque d’un tel axiome. Pourtant, c’est là l’envers du film, on peut aussi voir en lui quelque chose de sensiblement différent, à savoir une plongée dans la psyché d’une jeune américaine qui vit dans une société qui tient pour exact un tel axiome.
Nous avons plus haut présenté Taylor comme étant la meilleure amie de Margot, on aurait aussi bien pu dire qu’elle est sa patronne. Elle lui serine à longueur de conversation les principes incontournables de son féminisme militant ; prescriptrice de l’orthopraxie que leur idéologie supposément commune impose, elle intime à sa coturne la façon de se comporter : le nombre de message qu’elle est censée envoyer à son prétendant, les propositions qu’elle peut ou ne peut pas lui faire, etc. Sa hargne s’exhausse encore lorsqu’elle parle à des hommes. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans ce contexte, Margot se sent obliger de s’excuser pour Taylor auprès d’eux, ce qui pousse celle-ci à lui administrer une nouvelle leçon, à savoir ne pas s’excuser auprès des hommes. On n’en finit plus.
Les femmes ont peur que les hommes les tuent, donc, nous dit Atwood. Les femmes ont raison d’avoir peur confirme Taylor. « Les gens choisissent d’avoir peur », précise Isabella Rossellini à la première seconde où elle apparaît à l’écran. Dans le contexte de la scène, la phrase semble arbitraire et énigmatique. Dans celui du film, en revanche, elle est une clef de compréhension indispensable.
Car la peur de Margot n’est pas une peur contextuelle, qui apparaît en situation de danger. C’est une peur diffuse, systématique. Avoir peur est pour elle une façon de montrer qu’elle a bien appris sa leçon, qu’elle pense et ressent le monde comme elle le doit. La première conversation personnelle qu’on l’entend avoir dans le film en témoigne : elle rentre de son travail un soir, à travers les paisibles allées du campus. Elle est au téléphone avec la duègne qui lui sert de meilleure amie. « Si je ne suis pas rentré dans cinq minutes, appelle la police », lâche-t-elle en guise d’au revoir. « Quelle joie d’être une fille », répond l’intéressée d’un ton sarcastique, heureuse de la conformité idéologique de sa vassale. La menace est partout pensent-elles, « ayez peur, les filles », disent-elles. Le rôle social de Margot, dans le microcosme de la vie universitaire, est d’y croire et d’agir en conséquence. À quel point Margot est intimement convaincue de la vision du monde qu’elle a reçu en partage, la chose reste à déterminer : on a dit qu’elle s’excusait pour Taylor auprès des hommes sur lesquels celle-ci aboie. Elle va même jusqu’à la confronter sur ce point, lui reprochant de transformer en motif de croisade idéologique le moindre échange verbal. De la même façon, il est évident qu’elle ne partage aucunement la satisfaction sadique de son professeur quand celle-ci lui explique que les faux bourdons sont éviscérés en se retirant après avoir inséminés la reine des abeilles. En ce sens, Margot ressemble à l’idée que les féministes se font des femmes non émancipées. Elle cherche l’assentiment, elle opine, main dans la main avec le monde tel qu’il va. Sa docilité, néanmoins, ne la fait pas se plier aux desiderata d’une société patriarcale mais à la domination idéologique des féministes elles-mêmes.
Or, c’est bel et bien ce bain idéologique, et non l’attitude de Robert, qui instille sans cesse le sentiment du danger dans l’esprit de Margot. Car Robert n’est pas menaçant le moins du monde. Homme timide, balourd, probablement peu expérimenté, il ne manifeste aucun signe d’agressivité. Il est un peu ours, sans plus. Pourtant, Margot se retrouve-t-elle coincée quelques secondes seulement avec lui dans un cagibi que déjà elle s’imagine en train de se faire violer. Crainte tout à fait infondée qui ne la décourage donc pas d’accepter un rendez-vous en bonne et due forme. Mais là encore, à peine installée dans la voiture de Robert, elle se voit cette fois en train d’être assassinée. Fausse alerte à nouveau, mais son anxiété ne passe pas inaperçu aux yeux de Robert.
Comment, dans ces conditions, les choses pourraient-elles bien se passer ? De fait, elles se passent mal. Les malentendus entre eux sont légion, ils ne cessent de se vexer mutuellement ; ils ne savent tout simplement pas se comporter l’un avec l’autre. On pourrait se demander comment, étant donné le tableau que l’on est en mesure d’en faire, un tel rencard puisse aboutir au plumard. Pour une raison simple, en vérité : il se trouve que Margot, émue par la maladresse de Robert, désire s’offrir à lui. Notons là encore le décalage entre le discours féministe et le comportement d’un personnage qui devrait tendre à l’être : c’est la jeune femme elle-même qui se considère comme récompense, comme objet de désir, de plaisir (plaisir de l’autre, s’entend).
C’est par le biais d’un monologue intérieur que nous est présentée la longue scène de relation sexuelle désastreuse qui s’ensuit. Ou plutôt le dialogue intérieur d’une Margot qui se dédouble, nous faisant connaître le dilemme qui commence à se faire jour en celle-ci quand elle pressent que la bagatelle va tourner à la débâcle. Le débat intérieur se présente ainsi : ficher le camp après avoir elle-même insisté pour venir chez Robert ou subir sans plaisir une relation consentie par défaut. N’existerait-il pas une autre option ? Dans un monde autre que celui de Margot, sans aucun doute. Mais elle, on l’a vu, ne sait pas s’adresser à son amant. Alors, au lieu de le guider, de lui faire savoir ce qui lui déplaît, elle fait intérieurement la liste de ses impairs, déplore sa maladresse un peu brutal. Sans compter que, observatrice fidèle du dogme, elle n’est pas sans craindre une réaction violente si jamais elle décidait de s’ouvrir à l’homme de ses réticences. Observons-le une dernière fois : Margot, qui est pourtant le fruit d’une société où règne l’idéologie féministe, ressemble à la femme telle que les féministes la réprouvent - complaisante, muettement insatisfaite.
On se permettra ici une brève parenthèse pour relier ce film à une tendance lourde du cinéma américain contemporain, à savoir sa violente misandrie. Au mépris des interdictions strictes de la morale admise qui ne tolère pas qu’un groupe humain, quel qu’il soit, puisse être dépeint dans son ensemble sous des traits négatifs, il est loisible, et même recommandé, de dépeindre les hommes, tous les hommes, sous les traits les plus noirs. Le ridicule de cette scène de copulation est très représentative de cette tendance : le caractère grotesque du comportement de Robert, d’autant plus net qu’il est souligné par la voix off moqueuse de Margot, n’est rien moins qu’un exercice d’humiliation. Ce qui d’ailleurs nous ramène à la citation d’Atwood : si certaines femmes ont à ce point peur que les hommes les tuent, n’est-ce pas parce qu’elles ne s’imaginent pas de plus grande mission, justement, que de les humilier ?
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Mais revenons à nos moutons. Après cette soirée, Margot cesse de répondre à Robert. Elle cherche la bonne formule, la plus délicate, la moins blessante, pour lui signifier qu’elle ne souhaite plus le voir. S’ouvre la deuxième partie du film, où le spectateur, conscient des enjeux, attend que la violence de Robert se manifeste. Le premier coup de semonce est l’envoi de la petite anthologie de baisers de cinéma, mentionnée plus haut. Voici ce que nous dit le film, croyons-nous : c’est l’habitude donné aux jeunes mâles américains de percevoir l’agressivité sexuelle comme un romantisme viril qui explique que… qui explique quoi, au juste ? Qu’y a-t-il de commun entre le comportement de Robert et celui de son idole ? À quel moment a-t-il fait montre d’une assurance brusque qui fait fi de la volonté féminine ? À aucun moment. Qu’à cela ne tienne, cela reste un élément à charge.
Plus tard, la rupture une fois consommé et l’eau ayant coulé sous les ponts, Margot aperçoit par hasard Robert seul au bar lors d’une soirée avec ses amis. Ayant fui les lieux sans le saluer, elle reçoit de lui une litanie de SMS. Se rappelant d’abord tendrement à son souvenir, il finit rapidement par s’adresser à elle sur un ton de plus en plus hostile. Il est intéressant de voir comment la réalisatrice choisit de filmer une telle scène. En plan fixe, dans la pénombre de leur chambre, les deux jeunes femmes (Margot est en compagnie de Taylor) se tiennent collées, joue contre joue, et regarde fixement l’écran du téléphone qui les nimbe d’une lueur glaciale.
La caméra se rapproche lentement à mesure que sur les côtés du plan apparaissent en surimpression les messages de Robert, dans un crescendo angoissant. Puis, quand intervient le mot-clé, le contrechamp laisse apparaître plein cadre l’écran du téléphone. Le mot « Pute » prend tout l’espace de l’écran de cinéma. On devrait avoir le sentiment de voir éclater la violence latente de Robert, dont le film avait peu délicatement suggéré l’existence : on a l’impression au contraire de vivre une épiphanie. Le substrat inconscient de l’homme enfin révélé, on se sentirait presque soulagé : l’idéologie est confirmée par les faits. La crainte n’était pas infondée et le monstre se révèle.
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Suivront d’autres péripéties qui amèneront enfin à nous montrer Robert faire preuve de violence physique. Pourtant, il aura alors été acculé dans une situation si compromettante que cela ne semblera plus prouver grand-chose. Précisons que ce n’est pas là le point d’un vue d’un spectateur sceptique mais celui du film, qui maintient jusqu’au bout, il faut le lui reconnaître, une certaine ambiguïté sur la réelle nature de son personnage.
Cat Person semblait avoir vocation à mettre en scène une société malade de la masculinité toxique, c’est in fine l’inverse qu’il donne à voir : on a plutôt l’impression d’avoir suivi l’histoire d’une jeune américaine malade du féminisme. Et comme dit le fabuliste : elles ne mouraient pas toutes, mais toutes étaient frappées. Frappées du bulbe s’entend ; dressées à se méfier de tous, à voir le mal partout, elles travestissent le monde en enfer sur terre, duquel elles se soustraient par des havres de paix virtuels. Le féminisme crée des peurs et peut-être aussi crée-t-il des fantasmes : à la fin du film, lorsque Margot vient en pèlerinage sur les lieux des ruines de la maison de Robert, lui qui a disparu sans laisser d’adresse après lui avoir sauvé la vie, la caméra capte dans son regard une évidente mélancolie. On en est amené à repenser aux scènes où Margot s’était imaginé violentée ; était-ce une crainte ou un fantasme ? Face aux décombres, le flou dans son regard semble l’expression d’un regret. Robert a disparu, elle se tient là, vivante. S’il ne l’a pas tué, est-ce parce qu’il ne l’aimait pas ?