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Pour un dialogue esthétique

21 octobre 2025 à 10:00:00

Charles Villalon

Il existe des phrases que nous n’entendons jamais prononcer. Jamais, par exemple, nous n’entendons quiconque dire, au beau milieu d’une conversation, ou après qu’un ange fût passé : « Tiens, j’y pense, j’ai vu une excellente vidéo pornographique hier soir. »

Pourquoi cela ?

Balayons d’emblée la réponse la plus évidente, la plus solide, et sans doute la plus juste : parce que cela ne se dit pas. Parce que ce sujet serait l’un des derniers représentants d’une race presque entièrement disparue : un tabou.

Oui, bien sûr. Pourtant, j’aimerais avancer une deuxième hypothèse, quoique la première semble suffisante. Le mot qui poserait problème, de ce point de vue, dans la phrase précitée, ne serait pas le mot « pornographique », mais le mot « excellente ».

Qu’on ne le dirait pas non parce qu’il serait déplacé, honteux, de parler d’une vidéo pornographique, mais parce qu’on ne pourrait louer les mérites d’aucune. Parce qu’au-delà du constat – au demeurant tout à fait personnel – que l’effet recherché est ou non atteint, il n’y aurait pas de considérations esthétiques possibles. Est-il possible de parler d’une « bonne vidéo porno » comme on parle d’un « bon film » ?

Ces réflexions me sont venues après avoir reçu un mail d’un ami. Il avait pour objet : « Le cinéma n’est pas mort ! ». Le corps du message était intégralement constitué d’un lien hypertexte renvoyant à une célèbre plateforme de vidéos pornographiques (c’était il y a quelques mois, avant que ledit site ne devienne inaccessible dans notre pays – un sujet digne lui aussi d’être discuté, mais qui ne le ne sera pas ici). La vidéo était une succession de plusieurs plans fixes. Dans le premier d’entre eux, on voyait une jeune femme séduisante vêtue d’un uniforme rouge de pom-pom girl qui s’adressait à l’objectif braqué sur elle à l’autre bout de la pièce. Cette caméra figurait le point de vue d’un personnage masculin qui n’apparaissait pas à l’écran. La jeune fille lui faisait une démonstration de danse qui révélait à peu de choses près chaque détail de son anatomie, à la suite de quoi elle confessait à la caméra/personnage qu’elle avait toujours eu envie de lui. S’ensuivait une scène de sexe qui faisait se succéder les plans suivant les positions habituelles du genre, mais avec une nette particularité : le personnage de l’homme n’étant pas incarné, ce qui constitue la réalité concrète de l’acte de chair – et qui fait ordinairement l’objet de nombreux gros plans – restait ici hors champ. De telle sorte que dans la scène de la fellation, on ne voyait que la croupe de la jouvencelle à quatre pattes, puis, lors du passage à la pénétration, c’était le haut de son corps, agité de soubresauts, qui apparaissait. Et ainsi de suite.

J’ai vite compris pourquoi mon ami – comme moi ancien cinéphile déçu – m’avait envoyé un lien vers cette vidéo accompagnée de cette légende. Il y avait là, en effet, pas mal de cinéma. Dans la forme narrative d’abord, un peu désuète – je n’avais plus vu de film tourné en caméra subjective depuis La Femme défendue de Philippe Harel. Dans l’utilisation du hors-champ ensuite, qui tout en laissant parfaitement deviner ce qui se joue, ne se croit pas tenu de tout montrer. Plus important encore, il y avait du jeu. Jeu cinématographique et jeu érotique dans un même geste (s’amuser à faire semblant). Le tout donnait une représentation joyeuse de l’acte suggéré.



C’est après avoir visionné ce petit film que je me suis avisé que la pornographie était un sujet très insuffisamment discuté en regard de l'importance qu'il me paraît avoir. Bien sûr, il existe – j'en ai vaguement conscience – des mouvements anti-porno chez les féministes et les coachs en virilité – corps de la vie moderne dont je sais plus ou moins qu’ils existent, sans plus. Mais cela ne change rien ; quand je parle de discussion, je ne parle pas de « débat sociétal » mais de dialogue esthétique. Quoi qu'on en pense par ailleurs, le porno existe, Dieu sait combien de milliers d'heures de vidéos sont vues quotidiennement. En ce sens, la pornographie produit une imagerie conséquente, collaborant à fabriquer l'imaginaire collectif. On peut très bien vouloir que cette chose cesse ou continue d'exister, mais tant qu’elle existera, il sera bon d'en discuter.


Certains cinéastes, depuis le tournant du siècle dernier, ont essayé de détourner ou de s’approprier l'imagerie pornographique. Je pense notamment à David Cronenberg (eXistenZ), Vincent Gallo (The Brown Bunny), William Friedkin (Killer Joe), parmi d’autres. Certains de leurs pairs, moins inspirés, se sont quant à eux laissés vampiriser par cette imagerie, en la reproduisant telle quelle. (Le premier exemple qui me vient est extrait du Quichotte de Terry Gilliam : une scène d'humiliation d'une jeune fille ; elle doit lécher quelque chose sur une chaussure – Gilliam filme la position à quatre pattes, un gros plan sur la langue sortie… ce genre de choses.) Mais à ces quelques expériences près, l'imagerie pornographique reste dans son ghetto.


Il existe dans le large panel de la pornographie contemporaine une ligne nette de démarcation qui sépare deux genres majeurs : les productions professionnelles et les vidéos amateurs.

(Mentionnons aussi pour ne plus y revenir la catégorie des documenteurs : les vidéos produites professionnellement qui cherche à reproduire l’illusion de la spontanéité, le programmé qui cherche à nous faire croire au fortuit, du studium travesti en punctum. Sur ce sujet, je me souviens d'un tweet de Bret Easton Ellis qui disait à peu près : « You know it's a fake college orgy when every guy watching in the background looks like they have never read a single book in their fucking lives ».)

Avant de discuter les deux genres susdits, il serait bon de faire un détour par la critique cinématographique plus classique. Les lecteurs de ma génération se souviendront peut-être d’une période, au milieu de la première décennie du présent siècle, où le marché du DVD, alors en plein boom, offrait entre autres possibilités celles de dénicher pour un ou deux euros des éditions bas de gamme de classiques du cinéma. Du fait de la qualité médiocre de ces éditions, on n’y trouvait le plus souvent pas le moindre bonus (comme le déplorait en son temps le regretté Jean Douchet). Ou alors, c’était toujours les deux ou trois mêmes documents, jetés là presque au hasard. Il y avait une collection Godard notamment, avec cinq ou six films systématiquement accompagnés d’un documentaire issu de la série Cinéastes de notre temps qui s’appelait Le Dinosaure et le Bébé. C'était une discussion filmée entre Godard et Lang, tournée me semble-t-il au moment du Mépris. Lors de cet échange de vues sur le métier de cinéaste, Godard disait à un moment ceci : 


« La différence entre vos films et les miens, c'est que les vôtres vont de la fiction vers le documentaire, alors que les miens vont du documentaire vers la fiction. »


La façon de dire est bien de Godard et, très certainement, il y a bien des manières d'interpréter la formule. Voilà, pour ma part, comment je la comprends.



Si Lang va de la fiction vers le documentaire, c'est parce que sa façon de faire un film, de raconter une histoire – je parle ici de ses films américains en premier lieu – répond aux exigences canoniques de l'industrie Hollywoodienne. Mais à l'intérieur de cette fiction très normée, il travaille son film de telle sorte qu'il nous éclaire sur une vérité humaine donnée. Il se sert des codes stricts de la fiction (le film noir, par exemple) pour creuser une question profonde. Claude Chabrol, cinéaste éminemment languien s'il en fut, disait qu'il fallait distinguer dans ses films le sujet de l'intrigue. L'intrigue, c'est le fil rouge du film, la structure narrative qui permet de maintenir l'intérêt du spectateur. Le sujet, c'est le phénomène humain que cette intrigue lui permet de traiter. Lang va donc de la fiction (l'intrigue) vers le documentaire (le sujet, la vérité du film, qui correspond à une vérité du monde).

Chez Godard, qui dit de ses propres films qu'ils font le chemin inverse, il y a justement un affranchissement des codes de la fiction. Il n'y a jamais une mise en place bien définie du cadre fictionnel. On ne sait jamais vraiment ce qu'il se passe au début. Cela ressemble plus à des instants saisis au vol qu'au début d'une histoire. Il ne prend pas le temps de nous faire comprendre ni même connaître les enjeux du récit. Nous ne sommes pas invités à comprendre de quoi il va retourner, nous sommes sommés de regarder la scène pour ce qu'elle est - une scène justement, ni plus ni moins. Puis une suivante. Et ainsi de suite. Jusqu'à la dernière, où il arrive parfois, à la première vision, que nous ne sachions toujours pas quelle était réellement l'intrigue. Celle-ci demande à être reconstituée, lors d'une seconde vision où l'on sera plus attentif à certains détails. C'est particulièrement le cas à mon sens dans Pierrot le fou où la façon inhabituelle de faire s'enchaîner des scènes, leur juxtaposition déroutante, fait que l'on ne comprend pas tout de suite ce qui se passe : un homme établi, marié, père de famille, retrouve une ancienne maîtresse et part avec elle dans une aventure donnée, où il est question de bandits les pourchassant, de planque, de trahison, etc. Godard part donc du documentaire (les scènes qui se succèdent pour leur intérêt propre sans donner une idée claire de l'histoire) pour aller vers la fiction (qu'on la saisisse ou non à la première vision, une intrigue se dessine en creux, en général une intrigue des plus classique d'ailleurs, qu'il s'agissait de nous donner à voir autrement par un dérangement de la forme traditionnelle).


Puisque nous prétendons ouvrir un dialogue esthétique, nous commencerons, avant de chercher à l’étayer, par formuler une théorie : le porno professionnel va de la fiction vers le documentaire et le porno amateur du documentaire vers la fiction.

Le porno professionnel, ai-je l'impression, ne produit plus de films mais seulement des scènes autonomes. Celles-ci commencent classiquement par un plan sur l’intérieur d’une maison cossue des suburbs (on est en Amérique, le plus souvent). À l'intérieur, une plantureuse et aguichante jeune fille connaît je ne sais quelle contrariété. Autrefois, elle aurait reçu le plombier. Cela arrive encore de nos jours. Mais plus souvent me semble-t-il, elle voit son beau-père ou son beau-frère la faire chanter et exiger d'avoir le droit de la besogner en échange d'un silence complice gardé sur quelque embarrassant secret. (D'autres fois, elle a juste besoin d'emprunter la bagnole.) Dans tous les cas nonobstant - et sans s'attarder plus avant sur ce que nous disent ces scenarii sur le désir de semi-inceste dans ces néo-semi-familles - après deux ou trois minutes de fiction, commence la scène de sexe proprement dite. Et là, on ne voit pas une demi-sœur s’offrant à son demi-frère pour que celui-ci s'abstienne d'informer le père de celle-là qu'elle a séché les cours ou qu’elle lui a piqué du fric. Non, ce que l'on voit, c'est une jeune californienne décolorée aux seins refaits à quatre pattes sur un canapé Ikea en train de se faire prendre pour un salaire donné par un type gagnant pour la même scène trois fois moins qu'elle. Au-delà, c'est le mode de vie américain lui-même que l'on pressent. Elle veut être riche et célèbre, il a envie de baiser des nanas. Ce documentaire-là est nettement moins intéressant que celui vers lequel tendent les films de Fritz Lang. C'est une vérité faible, plate. Et pas excitante pour un sou, ce qui, vu le sujet qui nous occupe, est sans doute le premier reproche à lui faire.

Dans le porno amateur, en revanche, la première impression est celle d’un documentaire. De nos jours, la caméra des téléphones est sans doute d’une aussi bonne qualité que celles des professionnels de la profession, mais le travail sur la lumière reste tout à fait différent. Et puisque « The nightime is the right time to be with the one you love » comme l’ont chanté les Creedence (entre autres), la scène est filmée, volets fermés supposerons-nous, à la lueur d'un plafonnier, ce qui donne au petit film amateur une lumière généralement tout à fait dégueulasse. Mais peu importe. Nous voilà dans une chambre à coucher. Les deux amants échangent parfois quelques mots. En anglais souvent, en russe parfois, de loin en loin en espagnol ; les autres langues sont plus rares. Après ces quelques mots échangés, ils commencent à faire leur affaire. Admettons, comme tel est souvent le cas, que l'homme tienne la caméra. Ses gestes se font de temps à autre fébriles. On aperçoit la chambre. Il y a du foutoir, des vêtements par terre. Là, une étagère de DVD. (Que celui qui n'a jamais mis une vidéo en pause pour essayer de reconnaître les titres en présence dans une chambre donnée me jette la première pierre.) Nous avons donc commencé par le documentaire, par la scène qu'on nous demande de suivre sans rien savoir des personnages. Pourtant, si tel ou tel détail capte notre attention, nous commençons à nous poser des questions. Qui sont ces deux amants ? Quelle est la nature de leur relation ? Sont-ils mari et femme ? Fiancés ? Amants d'un soir ? Rien n'interdit d'étudier, d'analyser les signes : ce qu'éventuellement ils se disent, la façon dont ils se parlent, la qualité des gestes et des caresses qu'ils ont l'un pour l'autre, le degré des sentiments possibles que ceux-ci recouvrent.

S'il subsiste de l'éros dans la pornographie (et il faut bien espérer qu'il en subsiste), c'est dans ce genre de rêverie qu'il se cache. Je me souviens d'une vidéo semblable à mille autres que j'avais un jour regardé : une blonde d'une vingtaine d'année, plutôt jolie, à genoux dans l'herbe, est en train de gratifier d'une fellation un homme qui tient la caméra. Nous sommes manifestement dans les bois. La fille met une certaine ferveur à ce qu’elle fait, elle semble enthousiaste et produit continuellement des gémissements de satisfaction. On ressent une certaine chaleur ; cela reste une vidéo parmi tant d’autres. Puis, au fur et à mesure, ne perdant rien de son estimable concentration, la jeune femme semble de plus en plus préoccupée par quelque chose. On le lit dans son regard : elle a quelque chose à dire – ce que sa situation, à ce moment précis, permet peu. Elle s’interrompt donc une première fois pour lancer un banal : « Do you like that? » Après quoi elle reprend son ouvrage. Puis elle s’interrompt encore et, prenant Dieu à témoin, fait cette fois remarquer, toujours sans originalité particulière, qu’elle s’étouffe. Elle finit par en venir au fait vers la fin de la séquence quand, reprenant son souffle et enlevant à nouveau brièvement le sexe de l'homme de sa bouche, elle lance : « I have been waiting so long to do this ». Déjà, l'univers romanesque de cette vidéo en est transformé. Nous ne sommes plus dans l'une de ces mille vidéos qui montrent toutes la même chose, à peu près de la même façon. Désormais, quelque chose se passe qui ne se passe pas d'habitude. Nous nous posons des questions. Le « this » en question, est-ce simplement le fait de s’adonner à ce que la nomenclature pornographique nomme communément le sexe oral ? Ou, comme c’est plus probable, le « this » désigne-t-il moins l’action que l’individu de sexe masculin avec qui elle s’y adonne ? En ce cas, nous serions en présence, nous sommes en droit de le supposer, d'une femme amoureuse qui vient de conquérir l'objet de son désir. La scène gagne infiniment en réalité, en intensité. Mais ce n’est pas fini. La scène continue. S'interrompant une dernière fois, la jolie blonde regarde avec attention l'homme à qui elle s'évertue à donner du plaisir. Elle le scrute même. Elle semble prise d'un doute. Elle a enlevé l'engin d'entre ses lèvres et se contente de le masturber. Elle a quelque chose sur le cœur, c'est évident. Soudain, elle pose la question : « Am I better than your girlfriend? » Retournement de situation. Twist digne d'un thriller des années 90. Elle embouche une dernière fois le galant dès sa question posée ; celui-ci a tout juste le temps de lui répondre « Oh Yes! » avant de lui éjaculer presque instantanément dans la bouche – quoiqu’il soit tout à fait possible qu’il s’agisse moins d’une réponse courtoise à la question posée qu’une manifestation verbale de la délivrance qui inopinément survient…

Il y a là aussi, je crois, du cinéma. Quand le documentaire d’une vérité bien connue va vers la fiction, crée des personnages : les deux inconnus qui se révèlent de tout nouveaux amants, puis les deux amants des amants adultères. Comme chez Godard, il est nécessaire de revoir le film. Pour chercher à découvrir, maintenant que l’on connaît l’intrigue, les détails qui nous auront échappés...

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